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  • Meynot, l’Ami d’Elie Guadet

    Les Meynot produisaient du vin depuis longue date comme en témoigne une longue ode en strophes libres par le poète breton Paul Desforges-Maillard (1699-1772). Cette charmante poésie, d’abord improvisée lors d’un défi d’après souper, fut publiée dans la prestigieuse revue du Mercure de France en décembre 1753. En voici une strophe :

    ///
    Des bords de la Garonne, ô toi, l’honneur insigne !
    Meynot, qui sur les mers fait passer jusqu’à nous
    Le baume souverain, ce jus vermeil et doux,
    Trésor dont s’enrichit ta vigne ;
    Admire les effets qu’en mon coeur transporté
    Ton Saint-Emilion enfante,
    Quand ses flots pétillants bercent la volupté
    Dans la fougère transparente
    Qu’environne les ris, les jeux et la santé.
    ///

    Pierre Berthomieu de Meynot (1754-1843) était fils d’un autre Pierre Berthomieu de Meynot, capitaine au régiment d’infanterie du Poitou, et de Pétronille Bouquey et, par cette alliance, oncle de Robert Bouquey. Il était aussi l’ami d’enfance d’Elie Guadet, le célèbre député Girondin à la Convention, et son témoin de mariage. Avant la Révolution, il était conseiller à la Cour des Aides de Bordeaux et demeurait rue Fossés des Tanneurs. Ayant perdu son père, il avait rejoint sa mère à Saint-Emilion et l’aidait dans l’exploitation des terres viticoles. Il prend la charge de juge de paix du canton et on trouve encore son nom inscrit à la loge de Franc-Maçonnerie de Saint-Emilion.

    «Les Berthomieu constituent l’une des grandes familles de notables que l’on retrouve dans la Jurade et dans le Chapitre mais aussi dans l’administration, les professions libérales, la banque, le commerce des vins et la propriété foncière», écrit Henri enjalbert qui consacre plusieurs pages au précieux Livre de raison, journal d’un Berthomieu de Meynot où il consigne le quotidien de sa propriété viticole entre 1790 à 1793.Henri Enjalbert, Les Grands vins de Saint-Emilion, Pomerol et Fronsac, p. 358 & ss..

    Sous la Terreur, Robert Bouquey lui fit passer divers papiers écrits de la main des Girondins réfugiés dans les grottes, documents qu’il cacha dans le chai de son château de Fourney à Saint Pey d’Armens. Quelques uns de ces manuscrits n’ont jamais été retrouvés, d’autres furent détournés. Lorsque le Jacobin Louis-Augustin Guillaume Bosc d’Antic rentre d’Amérique, où il était Consul à New York, une de ses premières visites est pour la veuve d’Elie Guadet à Saint-Emilion. Elle y possédait encore une petite maison de campagne, la tour Sansonnet (près de la place Bouqueyre), qui avait échappé on ne sait comment à la confiscation des biens de la famille. C’est là que Bosc d’Antic rencontre Meynot ; les deux hommes se connaissaient déjà et Meynot lui confiera probablement à ce moment précis une partie des précieux manuscritsLe déroulement de cette journée particulière est consignée par Charles Vatel in Charlotte de Corday et les Girondins, p. 496. Vatel a pu entrer en contact avec un parent de Bosc et obtenir des précisions sur le contenu des documents.. On retrouve plus tard la trace de ces manuscrits dans les papiers personnels de la veuve Louvet, autre proscrit Girondin traqué entre les murs de Saint-Emilion. L’autre partie a sans doute été découverte lors de fouilles entreprises par le terrible Julien, artisan de l’arrestation des Girondins.

    Dans une lettre adressée au ministre de la police, Bosc d’Antic tente un coup de force pour obtenir la restitution du reste des mémoires : « Aujourd’hui la veuve de Louvet a des données qui font présumer que tous les manuscrits des réfugiés des caves de Saint-Émilion sont entre les mains des Comtes Vatard et le Cointre de Versailles, et elle a chargé le citoyen Bosc de réclamer l’intervention du Ministre de la Police générale pour en acquérir la preuve. »

    Une autre lettre écrite par le proscrit Elie Guadet s’est retrouvée par erreur aux archives de la commission militaire de Bordeaux dans le dossier de Saint-Brice Guadet, frère d’Elie. En réalité, cette lettre datée du 10 août 1792 fut adressée à Meynot et non à Saint Brice comme on l’a longtemps cru. Meynot l’aura transmise à la famille Guadet lors d’une de ses visites à la maison des Grandes murailles lorsque que Jullien, ordonnant la fouille de la maison après l’arrestation d’Elie et ses compagnons, l’aura trouvée dans les papiers de Saint-Brice. Joseph Guadet en fait amplement usage dans son histoire des GirondinsVoyez la bibliographie..

    Louis LussaudEloge historique de Guadet, Bordeaux, 1861. Cité par Vatel qui précise que ces renseignements ont été fournies par le fils de Meynot., indique que, durant sa proscription, « Guadet dut se borner à des lectures auxquelles fournissaient des emprunts à la bibliothèque de M. de Meynot, son ami. En avait-il fini d’un ouvrage, il renvoyait ces volumes à leur propriétaire, écrivant à une page convenue sa demande de nouveaux livres. » VatelCharlotte de Corday et les Girondins, tome II, Paris, Plon, 1872, pages 142 & ss. démontre qu’un véritable club de lecture s’était organisé dans les caches de Saint-Emilion et que les demandes d’ouvrages étaient faites par code pour ne pas éveiller les soupçons qui auraient immanquablement trahi leur présence et fait prendre Meynot.

    ((/public/Guillotine.png|Exécution de Louis XVI|R|Exécution de Louis XVI, mar. 2009))

    Une guillotine fut installée à Libourne et Meynot y risqua sa tête. Tableau de Charles Benazech.

    Meynot aura donc eu une attitude des plus risquées et courageuses durant ces temps troublés où de tels agissements étaient passibles de la guillotine sans procès. D’ailleurs, il s’en fallut de peu. Le 9 octobre 1793, Tallien le destitua de ses fonctions de juge. La commission militaire se transporta de Bordeaux à Libourne le 3 novembre 1793 au matin, la guillotine fut montée dans l’après-midi et le soir même trois têtes roulèrent à son pied. Le lendemain, Meynaud fut dénoncé par Coste et Nadal pour avoir prévenu les Girondins proscrits de l’arrivée de la commission à Saint-Emilion et avoir ainsi facilité leur fuite. Heureusement pour lui (ou peut-être a-t-il bénéficié d’une complaisance au sein du comité de surveillance), son acte d’accusation ne mentionnait aucune cause de culpabilité. On l’enferma avec Petiteau, l’ancien maire de Saint-Emilion lui aussi parent de Guadet, dans le couvent des Ursulines alors aménagé en prison. On voit encore à l’étage de ce couvent, peint sur le linteau d’une pièce aux fenêtres ferrées : « Prison des hommes » car le couvent devint gendarmerie pour un temps. Le jour du sa comparution (16 brumaire an II, 6 novembre 1793), la commission s’étonna de l’absence de motif à son arrestation. Le président fut contraint de demander à l’accusé lui-même pourquoi on le faisait comparaitre. Il saisit cette occasion pour prétendre ne voir d’autre motif que son adhésion, avec les autres fonctionnaires de la commune, à la Commission populaire de la Gironde. Ce fait n’étant pas suffisant pour lui ôter la vie, la commission le condamna à une forte amende au profit des sans-culottes miséreux de Saint-Emilion dont les enfants étaient envoyés au front sur la frontière.

    Bien qu’à nouveau gravement compromis lors du procès fait contre les familles Bouquey, Guadet et Dupeyrat, Meynot resta à Saint-Emilion en dépit du danger constant. Son amitié intime avec Elie Guadet en faisait un suspect de tous les instants et seule la chute de Robespierre lui apporta enfin la paix. Devenu membre du conseil municipal de Saint-Emilion, Il conserva aussi ses fonctions judiciaires jusqu’en l’An VI (1798) et participa activement à la réhabilitation des Girondins de Saint-Emilion. C’est encore Meynot qui parvint à soustraire de l’acharnement terroriste un des rares portraits de madame Bouquey dont il hérita finalement. Nommé conseiller d’arrondissement en 1800, il donne sa démission 26 ans plus tard.

    La famille de Meynot continue l’exploitation de ses terres jusqu’à la chute des grands crus à la fin du XIXe siècle. Gustave de Meynot fait alors venir de Reims et d’Epernay des experts cavistes. Pour parer à la mévente dont les vins de Saint-Emilion sont frappés, il imagine de champagniser ses vins, solution toute nouvelle à Saint-Emilion. Pour ce faire, il installe ses chais et caves dans les carrières qui ont agrandi les souterrains du couvent des Cordeliers. Lorsque les mouts de raisins rouges sont suffisamment décolorés par l’acide sulfureux, des levures d’Ay, de Sillery et de Verzenay les mettent de nouveau en fermentation. En 1888, Henri de Meynot fait transporter à Saint-Emilion une partie de la vendange de ses terres de Dordogne. Il remarque avec stupéfaction que « pressé et fermenté à Saint-Emilion, (le vignoble) avait acquis des qualités tout à fait nouvelles et possédait le bouquet des vins de Saint-Emilion. »in Revue des vins et des liqueurs, Tome 15, 1891, p. 1017. Meynot présenta en 1891 un rapport à l’Académie des sciences dans lequel il suppose que le bouquet d’un vin dépend en définitive moins du cépage qui le produit que des levures qui déterminent la fermentation du moût. Ce phénomène inspira un viticulteur du nom de Georges Payne qui introduisit en Californie diverses levures de vins français. Le Pacific wine and spirit review signale que les américains se sont arraché ces levures à prix fort. Nous étions juste à l’aube du XXe siècle.
    ((/public/guide.png|Le Guide de Saint-Emilion|L|Le Guide de Saint-Emilion, juil. 2009))

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  • Le Chevalier au cloître

    • Accès : on pénètre dans le cloître soit par la nef de l’église collégiale soit par une discrète porte en bois dans l’office du tourisme.

    Il faut marcher lentement et laisser son imagination se nourrir du souffle du cloître. Chaque pas que vous faîtes rythme le dernier sommeil des chanoines qui reposent sous les dalles funéraires des galeries depuis des siècles et des siècles. Le cloître est orienté sur le coté méridional de l’église, vers le midi (au sud), exposition qui rend le lieu agréable en plusieurs heures de la journée. Certes, en hiver, le cloître devient glacial comme l’haleine des ténèbres. Tout le long du mur contigu à la nef de la collégiale vous verrez un banc de pierre : c’est dans cette partie du cloître que se tenaient les moines les jours de pluie et de frimas. C’était leur promenoir d’hiver.

    Le cloître forme un carré composé de galeries de 30 mètres chacune environ sur 4 m 50 de large. Ces galeries encadrent un préau dont elles sont séparées par de jolies arcades ogivales qui reposent sur une double rangée de colonnettes grêles. De l’autre côté, dans un extérieur baigné de lumière céleste, le jardin et une croix en son centre. Enfermer le jardin à l’écart du vaste monde est un programme à très forte symbolique. Le jardin clos, c’est l’Eden de la Genèse, le paradis. Il s’agit pour les moines de la seconde moitié du XIIIe siècle de recréer ici un jardin calme, harmonieux, ordonné, hors d’atteinte de la perversion de la cité. Ce lieu est une tentative de regagner l’idéale pureté d’un premier jour.

    Le cloitre en hiver, quand la neige lui donne une allure catalane. Cliché : Librairie des Colporteurs.

    Cette recherche d’absolu débuta avec un premier cloître, bâti à la fin du XIIe siècle, en même temps que l’église et que le portail nord. On en connaît l’existence par ces arcades en plein cintre que vous croiserez, aujourd’hui murées et ornées d’étoiles ainsi que par la porte qui rejoint l’église. Une autre porte flanquée de deux baies géminées de chaque côtéIl n’en reste qu’une portion à droite de la porte. indique l’entrée de la salle capitulaire. C’est de ce coté aussi que se trouvaient les appartements et les vastes dépendances du chapitre avec, au fond, le puits du couvent.

    Il est possible de passer de l’autre côté de ce mur et voir les vestiges de ce qui fut la partie la plus prestigieuse des bâtiments conventuels. Il ne reste pas grand chose de spectaculaire, hormis une chapelle fermée et oubliée de tous. Voici comment faire : sortez du cloître par l’office du tourisme (probablement l’ancien refectoire) et descendez la rue du clocher jusqu’au bar à vin et restaurant L’Envers du décor. Entre ce lieu devenu incontournable et la librairie sur sa droite existe un passage qui mène jusqu’à une cour intérieure. Ici, vous êtes exactement de l’autre coté du cloître et peu de visiteurs en ont conscience. Déguster un verre à l’ombre de ces vénérables murs, laisser le temps arrêter sa course et s’imprégner de la nostalgie romantique des ruines est un agréable instant de plaisir.

    Dans le cloitre vous remarquerez aussi un couloir qui communique avec la place du clocher. Jadis, à partir du XIXe siècle, on ouvrait ses portes le dimanche pour permettre aux habitants d’accéder à l’église devenue paroissiale. Ce couloir, dont les deux arcades d’entrée et de sortie paraissent très anciennes, a dû toujours exister. Autrefois, il permettait aux religieux cloîtrés d’aller prier et méditer au cimetière voisin surplombant la ville, situé alors au pied même du clocher.

    Pierre l’Ermite préchant la croisade, d’après une gravure de Gustave Doré. Sans doute le mystérieux chevalier du cloître est dans l’assistance. Cliché : Librairie des Colporteurs.

    Le mur de la galerie méridionale est peuplé de tombeaux d’une grande richesse qui donnent à cette partie un aspect monumental. Un univers fantastique s’élève en arc au dessus des cavités : feuilles et fleurs, petits animaux et anges, Vierges sages tenant leurs coupes, Vierges folles renversant les leurs… Dans l’un des enfeus Un enfeu est une tombe encastrée dans l’épaisseur du mur d’un édifice religieux. au dessus duquel un dragon crache sa flamme, on remarque une statue couchée d’un chevalier du moyen-âge avec sa cotte de maille, son épée à la ceinture et son bouclier protecteur sur lequel rampe un lion. Pour Emilien PiganeauVoyez la bibliographie., c’est le costume d’un Croisé et pour Emile ProtVoyez la bibliographie, p. 41., ce Croisé n’est autre qu’Olivier, Comte de Castillon. Lorsqu’on a placé cette statue sur le tombeau, on s’est aperçu qu’elle était trop longue. Les sculpteurs n’ont pas trouvé meilleure solution que de la mutiler pour pouvoir l’introduire dans l’enfeu.

    Les étapes de la procession de la chandeleur telles que, peut-être, elles se pratiquaient dans ce cloitre. Planche de Bernard Picart extraite du second tome des Cérémonies et Coutumes Religieuses de tous les Peuples du Monde. Cliché : Librairie des Colporteurs.

    Le Cloître, comme le reste de l’église, était peint mais malheureusement le temps a fait son œuvre. On distingue ici la peinture rouge des petites fleurs d’un enfeu, là les restes d’une crucifixion (galerie sud). Les vestiges de peintures murales vraiment remarquables sont dans l’enfeu près de celui où on a percé une porte (fermée) donnant dans l’église. On y distingue nettement une Vierge tenant chandelle et, dans son voisinage, un évêque triste en procession, un Christ blond, un saint (Jean ?) aux chandeliers. Ces peintures ont bien été décrites par leur restauratrice, Rosalie GodinIn Michelle Gaborit, Peintures murales médiévales de Saint-Emilion, p. 69 & ss. Voyez la bibliographie. : « Ces chandelles sont probablement des références à la fête de la Chandeleur, qui comportait une procession pendant laquelle les protagonistes portaient ces luminaires. Cette fête est souvent mise en relation avec des ensevelissements dans la peinture murale du XIIIe et du XIVe siècle. D’une manière plus générale, la présence de la chandelle éteinte est mise en relation avec la mort du chrétien, tandis que sa flamme allumée symbolise la résurrection. »

    ((/public/guide.png|Le Guide de Saint-Emilion|L|Le Guide de Saint-Emilion, juil. 2009))

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  • Le Message des murs

    • Accès : les peintures sont à l’intérieur de l’église collégiale, sur le haut Saint-Emilion, derrière l’office du tourisme.

    L’église collégiale étant d’une grande sobriété décorative, on a longtemps ignoré la présence de peintures sur les murs. C’est en retirant, au milieu du XIXe siècle, une boiserie formant un dossier que la vierge apparut sur le mur, révélant la présence de fresques. L’étonnement fit place à l’émerveillement : là, prisonnier sous un badigeon de chaux, devait sommeiller depuis des siècles tout un univers coloré. C’est d’ailleurs la présence de la boiserie qui fit que la vierge ne fut pas elle-même badigeonnée.

    Aujourd’hui, ces peintures nous apparaissent avec leurs couleurs extraordinairement vives, à peine restaurées et presque intactes depuis le XIIIe siècle. Elles révèlent les techniques médiévales de colorisation, particulièrement maîtrisées comme on le constate dans la richesse du nuancier de la couleur ocre qui forme l’auréole. Michelle Gaborit a consacré une riche étude à ces peintures dans un ouvrage auquel nous vous renvoyons dans notre bibliographie.

    L’index de la Vierge

    Vous ne pouvez pas rater l’image de la Vierge, elle est peinte sur toute la longueur d’un pilastre de la nef, déployant son étrange physionomie. « Je ne connais rien de sévèrement religieux comme cette solennelle figure » confiera Léo Drouyn. Pour autant, si on focalise plus d’une minute son attention sur les plis des lèvres, une sorte d’illusion d’optique se produit et la bouche semble s’animer d’un étrange sourire.
    Sa présence ici est une clef que nous allons tenter de décoder ensemble. De la main gauche elle relève son manteau à la taille et de la main droite elle montre une direction. Pour être certain que le spectateur perçoive le message de la vierge, le peintre a allongé l’index de la main droite, une convention fréquente dans l’art roman. La Vierge arrête donc le visiteur pour lui indiquer la scène peinte à proximité sur sa droite. Voyez comment le petit personnage agenouillé en prière aux pieds de la viergeProbablement un chanoine de la collégiale commanditaire des peintures. suit lui aussi ce commandement et se tourne de profil.

    Pendant longtemps on a cru que la vierge reposait ses pieds sur le monde symbolisé par une sphère. Pour Michelle Gaborit, ce n’est peut-être pas aussi simple. Un détail du monticule semble figurer un serpent que la vierge écrase. Par ce geste, elle annoncerait la fin du règne de Satan sur terre, se présenterait comme la Nouvelle Eve et apporterait l’espoir d’un monde nouveau par la venue du Christ rédempteur. La venue prochaine de ce dernier serait annoncée par la main gauche relevant la robe. Il est donc possible que ce que nous montre la Vierge soit corrélé avec l’Apocalypse et le retour sur terre du Christ.

    ((/public/catherine.png|Sainte Catherine.|R|Sainte Catherine., fév. 2009))

    L’église catholique a toujours usé de codes et symboles, des paraboles du Christ à l’iconographie allégorique. Dans cette représentation médiévale, nous reconnaissons sainte Catherine à la roue qui la suit, indiquant son martyr. Source : manuscrit 501 de la bibliothèque Mazarine.

    Quel rapport alors avec les peintures sur sa droite ? On se le demande. La série de médaillons représente des scènes qui se situent dans le ciel. Les lignes ondulées autour des scènes sont des nuages schématisés, un code du moyen âge pour indiquer les cieux. Les quatre médaillons racontent la légende de Sainte Catherine. Maxence (Maximinus), empereur de Rome, préside une grande fête païenne à Alexandrie lorsque la jeune fille tente de le convertir au christianisme ce qui provoque sa colère. Pour la mettre à l’épreuve, il lui impose un débat philosophique avec cinquante savants, mais au grand dépit de l’empereur, elle réussit à les convertir. Maxence les fait exécuter et demande à Catherine d’adorer les idoles en échange de quoi, l’empereur répudie son épouse et prend la belle Catherine pour nouvelle impératrice. Elle refuse, il la jette en prison. C’est le premier médaillon : sainte Catherine y est nourrie par un ange. Rendant visite à la sainte, l’impératrice est témoin de l’intercession de l’ange et se convertit au christianisme.

    Dans le second médaillon, le diable conseille à Maxence de condamner Catherine au supplice. Dans le troisième médaillon, la roue garnie de pointe qui devait déchiqueter le corps de la sainte se brise à son contact et les pointes aveuglent les bourreaux. L’intervention de Dieu est symbolisée par le glaive.

    Dans le quatrième et dernier médaillon, Catherine et l’impératrice s’étreignent avant qu’on ne coupe la tête de la sainte d’un coup d’épée. Elle meurt ainsi, âgée de dix neuf ans.

    Difficile de comprendre en quoi la légende de la sainte est connectée à la venue du Christ, sinon qu’elle se maria en songe avec le Christ dans sa prime jeunesse. Par ce mariage mystique et par la conversion en masse qu’elle fit plus tard, sainte Catherine symbolise l’église et, son mariage, celui de l’église avec le Christ. Pour autant nous ne sommes pas plus avancés sur ce que veut nous dire la Vierge et nous espérons qu’un des visiteurs de la collégiale aura un jour une soudaine illumination.

    D’autres peintures à dénicher.

    A vous de jouer. Ouvrez l’oeil, voici les autres fresques à retrouver :

    • Sainte Marguerite triomphant du dragon et sainte Catherine avec sa roue brisée (début XVIe). Indice : cette fresque est comme une frise que ferment les saintes, une à chaque extrémité.
    • La Présentation de la Vierge au Temple et la Visitation et la reconnaissance de Jésus dans le ventre de Marie par Elisabeth (début XVIe). Indice : les scènes sont vraiment très éffacées mais si vous avez trouvé Sainte Marguerite et Sainte Catherine, il vous suffit de lever les yeux.
    • Saint Benoît pratiquant un exorcisme (deuxième moitié XVIe). Indice : des petits démons s’échappent de la tête des exorcisés.
    • Saint Michel terrassant le dragon (deuxième moitié XVIe). Indice : le dragon a disparu mais l’armure reste étincelante.
    • Une sainte lisant un ouvrage (deuxième moitié XVIe). Facile.
    • Une remarquable scène de crucifixion (XIIIe ou début XIVe) avec un intéressant parti-pris artistique. Indice : pas facile à trouver, n’hésitez pas à prendre un peu de hauteur.
    • Une Vierge à l’Enfant (XIIIe ou début XIVe). Indice : proche du Christ.

    D’autres peintures sont justes esquissées, d’autres encore étaient visibles au XIXe siècle et ne le sont plus car un badigeon récent les recouvre, d’autres enfin sont au contraire à découvrir sous les anciens badigeons.
    ((/public/guide.png|Le Guide de Saint-Emilion|L|Le Guide de Saint-Emilion, juil. 2009))

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  • Dans le Mystère de la Collégiale

    • Accès : la collégiale est l’église qui se situe sur le haut Saint-Emilion, derrière l’office du tourisme.

    C’est « une des plus vastes et des plus intéressantes églises de la Gironde » selon Léo DrouynGuide du voyageur à Saint-Emilion, p. 31. Voyez la bibliographie., « un des beaux monuments du XIVe siècle » selon Maurice Graterolle Une ville curieuse, p. 85. Voyez la bibliographie. et on ne pénètre pas dans l’église de Saint-Emilion sans ressentir une certaine solennité, une évidente grâce et une impression de puissante harmonie.

    Aujourd’hui, elle semble un peu vide. Mais lorsque le Père Emeric de Rozières y célèbre des offices, la collégiale reprend vie et s’anime de sermons inspirés et de chants accompagnés à l’orgue romantique. On peut alors imaginer l’église aux heures des grands fastes, lorsque les peintures couvraient tous les murs, rivalisant de beauté avec les riches moulures du choeur. Là s’avançaient dans un spectacle majestueux les chanoines revêtus de leurs habits de dignitaires. Et parmi eux, que de grandes figures historiques et religieuses ! Le cardinal Gaillard de la Mothe, proche du Pape, Arnaud de Pontac Arnaud de Pontac (1530-1605), illustre évêque de Bazas, conseiller et ami des rois., François et Henri de SourdisFrançois d’Escoubleau de Sourdis (1574-1628), archevêque de Bordeaux, cardinal et fondateur du collège d’Irlande en 1603. Henri d’Escoubleau de Sourdis (1593-1645), archevêque de Bordeaux et lieutenant général de la marine royale sous Louis XIII., Louis de Bassompierre Louis de Bassompierre (1610-1676) évêque de Saintes., Jean-Baptiste de ReimsAbbé et prédicateur à la cour du Roi.

    Les Grands travaux

    Jusqu’au XIIe siècle, les religieux officiaient dans l’église souterraine et ils ne possédaient sur le haut du plateau qu’une petite chapelle. Puis une importante opération d’urbanisme est mise en oeuvre qui redessine une grande partie de la physionomie de la cité. Ce monumental chantier s’articule autour de la collégiale et a pour vocation non seulement à déplacer le lieu de culte du bas vers le haut de Saint-Emilion mais aussi à faire naître un tout nouvel ensemble urbain : la ville haute.

    Les religieux bâtirent sur ce plateau non seulement l’église et plus tard son cloître, non seulement un complexe conventuel avec magasins, celliers, salles d’hôtes, parloir, réfectoire, cuisines, diverses salles dont une salle capitulaire, des dortoirs, des cellules, le tout formant ce que l’on appelle le Doyenné, non seulement ils édifièrent la chapelle du Chapitre, non seulement ils créèrent un cimetière privé sur les terrasses autour du clocher et du Plaisance, mais en plus ils redessinèrent les voies de communication autour de la collégiale en direction de Montagne, Pomerol, Libourne, ils établirent un pôle commercial nouveau avec la place du marché (place Mercadieu) et ils lotirent tout l’espace entre le Palais cardinal et la collégiale. C’était le nouveau secteur du pouvoir spirituel, politique et économique, un quartier chic et urbain.

    La collégiale au XIXe siècle avec le clocher à l’arrière plan. Vendue comme bien national pendant la Révolution, elle ne trouva pas d’acquéreur, les travaux de réfection étant trop élevés. Le mur que l’on voit sur la photographie a été démoli depuis.

    On suppose que l’impulsion de ce phénoménal chantier fut donnée par Arnaud Guiraud de Cabanac en 1110 qui voulait reprendre en main la gestion de Saint-Emilion, à la fois convoitée par le Comte de Castillon et entamée par les moeurs dissolus des religieux. Il plaça ses derniers sous la direction d’un abbé et sous la règle de saint Augustin qui prétend, entre autre, que la fréquentation des femmes en vue du plaisir et de la paternité est un obstacle à l’élévation de l’âme. Il confia probablement l’église à ce collège de chanoines disciplinés d’où son nom de collégiale. Il est difficile cependant d’attribuer avec certitude à Arnaud Guiraud la conception de l’église. Juliette Masson, doctorante à l’Université de Bordeaux, pense que c’est surtout à son successeur, l’archevêque de Bordeaux Geoffroy de Loroux, que l’on doit la collégiale.

    Quoi qu’il en soit le chantier a été long et les plans ont été modifiés à diverses époques. Toute la partie de la nef, le début de l’église, est du XIIe siècle. Le reste est un mélange de styles du XIIIe au XVIe siècle, et présente un vrai écheveau que Léo Drouyn puis Michelle Gaborit démêlent avec patience dans leurs ouvrages respectifs indiqués dans la bibliographie.

    Sachant cela, nous vous proposons un petit défi. Placez-vous face au portail de l’église, observez l’angle droit, puis l’angle gauche. Les deux côtés de l’église sont assez différents, le côté droit est plus important avec une niche décorée alors que le côté gauche parait tronqué. On distingue un départ d’une voussure et un début de listel, comme sur la partie intacte à droite. A vous de mener l’enquête, de bien observer les indices autour de vous et de tenter de trouver ce qui justifie une telle différence.

    Voici la réponse. Si on se place à l’angle gauche et qu’on observe la muraille de chaque coté, on remarque que cet angle était pile dans l’alignement, donc que les remparts venaient toucher le mur de l’église et que le clocher servait de tour défensive. C’était plutôt une bonne idée, sauf que si vous étiez place Pioceau au moment où sonnaient les cloches pour appeler les fidèles à l’office, vous deviez faire tout le tour du quartier pour entrer dans l’église. Les remparts contre l’avancée de l’église barrant l’accès au portail, il vous fallait contourner l’église et les bâtiments conventuels pour prendre place essoufflé sur les bancs. Un jour, les Saint-Emilionnais en ont eu marre de galoper et ils auront défoncé l’angle pour se frayer un passage.

    Plus simplement, on peut aussi imaginer que l’église fut construite avant l’enceinte englobante et que, frappé d’alignement sur le tracé rejoignant le Palais Cardinal, on dut détruire cette partie de la façade.

    Consacrons quelques minutes à observer les grands arcs de cette porte qui ont conservé leur belle ornementation XIIe : des feuilles d’acanthe qui jouent avec la lumière, des palmettes Un motif décoratif en forme de feuille de palmier. et des fleurs de tulipe. Ces motifs dénotent une forte influence romane venue de la Saintonge.

    Ne manquez pas de vous placer contre la colonne, sous la bouche ouverte du Grand’Goule, à droite du portail. Les Saint-Emilionnais lui accordent une vertu puissante, semblable à celle du monstre qui servait aux curieuses processions de rogations à Poitiers : celle d’aspirer les pensées impures et autres miasmes démoniaques stagnant dans l’âme des chrétiens. Ainsi quiconque veut pénétrer purifié dans la collégiale, doit passer à proximité de la Grand’ Goule qui lavera son âme de toutes souillures. En vérité, la fonction de cet engoulantL’engoulant est une sculpture de tête monstrueuse à l’extrémité d’une poutre ou d’une colonne et qui semble avaler cette dernière. reste indéterminée. Thématique lapidaire romane, on trouve des figures semblables sur le portail de l’église de Saint-Hilaire-la-Croix (XIIe, Puy-de-Dôme), de Civray (XIIe, Vienne), Echillais (XIIe, Charente Maritime), Bernay-Saint-Martin (XIIe, Charente Maritime), Saint-Romans-lès-Melle (XIIe, Deux-Sèvres), Saint-Martial de Loulay (fin XIe-XIIe, Charente Maritime), etcVoyez pour exemple cette intéressante page.. Peut-être d’inspiration asiatique, le Grand’Goule met en garde contre l’impiété et le doute : chaque chrétien, pilier de l’église, est potentiellement un « avaleur du temple ». Cette figure grotesque, à chaque fois différente d’une église à l’autre, fait office de monstre local sympathique, comme une part de soi-même dont le croyant se moque gentiment et qu’il laisse sur le perron de l’église.

    Avant de pénétrer dans l’église, un autre portail mérite notre attention, vous le trouverez sur le flanc gauche de la collégiale. Il a sans doute été percé lors la construction du cloître au commencement du XIVe siècle car le portail, comme on l’a vu, offrait peu de recul à cause du mur d’enceinte. Ce second portail de style gothique est lui aussi très fleuri de feuilles de vigne, de lierre ou de figuier mais l’ensemble a été grandement mutilé par les siècles et par la Révolution. Les douze niches vides contenaient douze statues qui étaient certainement les apôtres et le trumeau central Le pilier qui supporte en son milieu le linteau du portail. devait accueillir le Christ à la place de l’actuelle statue du pape Clément V. Sur le tympan, on retrouve le Christ encadré d’une légion d’anges. Il envoie les bons chrétiens au paradis sur la droite et les mauvais mortels en enfer dans la bouche du monstre sur la gauche. Les voussures au dessus sont très abîmées. La dernière pourrait raconter la création du monde.

    Code Collégiale

    Pour qui sait lire les codes de la symbolique religieuse, cette église est un vrai régal. Voici quelques exemples à remarquerBien d’autre restant à découvrir par vous-mêmes et non des moindres. :

    • Le choeur ne continue pas dans la droite lignée de la nef, il s’incline fortement vers le sud, comme si l’église était attirée par un aimant. Ceci est particulièrement visible si vous vous placez sur les marches du choeur et que vous observez l’alignement des dalles au sol en visant la porte. Ce n’est ni un hasard ni une erreur de construction mais une interprétation architecturale d’un passage de l’Evangile de saint Jean : « ponens caput expiravit », c’est-à-dire « Penchant la tête, il expira. » qui décrit la mort du Christ sur la croix. Ici, l’église est (aussi) le Christ.
    • Chaque coupole byzantine de la nef symbolise la voûte céleste. Le fait qu’elles soient deux est déconcertant car on s’attendrait à en voir au moins trois pour honorer la trinité. Léo Drouyn a démontré que les lourds piliers du porche sont conçus pour supporter un poids plus important que celui du clocher actuel. Il a aussi souligné la reconstruction du clocher : on voit bien à l’extérieur que seul son départ est XIIe. Tous ces indices laissent supposer qu’un haut clocher roman s’est écroulé à une époque que les annales n’ont pas retenue et que sa chute a entrainé la destruction de la première travée qui a été reconstruite plus tard sur voûtes. Voilà où est sans doute passée la troisième coupoleA vrai dire, Léo Drouyn va plus loin. Il voit dans l’église primitive une quatrième coupole sous le porche et une cinquième à l’intersection du transept, supportant un clocher carré. Une disposition qui rappelle la cathédrale Saint-Front de Périgueux. Par une catastrophe indéterminée, tous ces éléments furent détruits selon cet auteur..
    • Si vous vous placez au niveau du cordon qui barre l’accès au choeur et que vous levez la tête, vous devriez voir apparaître une des rares représentations de celui qu’on soupçonne être Saint-Emilion. Il tient fermement un livre appuyé contre sa poitrine et vous sourit. Il y a trois autres représentations du saint fondateur de la cité disséminées dans l’église. L’une d’entre elles, la plus vieille statue de Saint-Emilion au monde, n’est pas accessible. Elle a été remisée dans une niche gothique sur la gauche du choeur. Elle est très mutilée et représente le saint ermite en costume de diacre peint de trèfles trilobés. Il vous reste une autre statue et un vitrail, tous deux XIXe, à dénicher. Le saint se reconnaît facilement à sa posture : il tient un livre fermé contre son corps et porte la main à son coeur. Le fait que les représentations du saint ermite le montre avec un livre hermétiquement clos, tel Saint Jacques, a donné naissance à une rumeur qui traverse les siècles : le saint est détenteur d’un grand secret et il se pourrait que nous n’ayons jamais encore percé l’énigme du livre ferméPour Gérard de Sède (voyez la bibliographie, p. 37), ce secret est le nom primitif de la ville, avant l’arrivée de l’ermite..
    • De l’autre côté du maître autel, un trésor pointe ses quatre flèches. Le trésor est le nom de ce curieux édifice gothique percé de portes et de trois niches qui servaient à un rituel complexe : une niche contenait les reliques de saint Emilion (et peut-être d’autres saints), une autre une chandelle qui ne devait jamais s’éteindre et une troisième contenait une chaîne qui, partant du trou dans la voute du trésor, s’élevait au dessus du maître-autel et suspendait ainsi une custode La custode est une petite boîte ronde contenant les Saintes Espèces nécessaires à l’eucharistie (les hosties)..
    • Nous consacrons aux vitraux une fiche particulière. Ici, nous nous contenterons de remarquer quelques curiosités. Placez-vous sur le bord gauche du choeur et observez la verrière de droite qui date du début du XVIe siècle (1522 comme la cloche). Elle répond à celle de gauche et nous présente les apôtres avec, pour chacun d’eux, une phrases du Crédo s’inscrivant à leurs pieds. Ce qui est curieux c’est que les phrases ne sont pas attribuées aux « bons » apôtres telles qu’ordinairement dans la liturgie. Pour ceux qui sont persuadés qu’il y a une énigme sacrée à Saint-Emilion, voilà encore un nouveau code à déchiffrer. Pour les autres, cette nouvelle distribution du Crédo ne prête pas à conséquence, soit que le verrier ait eu une copie peu conforme au moment de la conception, soit que le commanditaire ait donné libre cours à sa fantaisie. Autre détail des plus étranges sur cette même partie de la verrière : remarquez la figure de l’apôtre au deuxième vitrail, sur la droite en partant du bas. Il porte des lunettes. Ces bésicles ne sont ni un ajout postérieur ni la coïncidence d’une réparation comme on le croit parfois. L’artiste de la Renaissance a volontairement affublé un apôtre d’une paire de lunettes !Le cas n’est pas rarissime cependant. Le bésicle clouant est un élément de l’époque symbolisant le savoir acquis dans les livres. Pas très loin de Saint-Emilion, un vitrail dans l’église paroissiale Saint-Pierre de La Sauve-Majeure nous montre saint Pierre tenant, en même main qu’une bible ouverte, une paire de bésicles (première moitié du XVIe siècle). Autre vitrail, autre détail insolite ; regardez maintenant la verrière centrale (XIXe) et la composition représentant la Cène. Toutes les auréoles sont dorées sauf celles de Judas dont la teinte traversée par le soleil a été travaillée pour inquiéter le spectateur. Idem pour son visage : l’artiste a opéré une habile distorsion des traits de Judas qui gène imperceptiblement l’observateur.

    Réunion à Rome de cardinaux répartis sur les stalles, d’après un manuscrit médiéval. Ces sont des scènes de ce genre qui prenaient vie régulièrement au sein de la collégiale.

    • Les accoudoirs et les miséricordesLa miséricorde est le nom de la petite sculpture au revers du siège sur laquelle on peut prendre appui lorsque on est debout. des stalles, ces sièges en bois pour les chanoines placés des deux côtés du choeur, portaient des sculptures du XVe siècle des plus insolites : dragons, lions, sirène aux cymbales, animaux féroces, licorne avec d’énormes dents, tête au nez tordu se mordant les doigts, des moines, des singes, une tête casquée, un grotesque écartant ses fesses, un autre dans une position acrobatique lui permettant de contempler son derrière, etc. Une partie des sculptures a été supprimée, déplacéeSix stalles ont été transférée dans le choeur de l’église de Saint-Etienne-de-Lisse. ou modifiée à la fin du XIXe siècle en dépit de la vive protestation d’Emilien PiganeauIn Bulletin de la Socitété archéologique de Bordeaux, tome I, 1874, pp. 35-36.. De plus, les sièges sont le plus souvent baissés, rendant les miséricordes invisibles. On a le plus grand mal aujourd’hui à décoder ces figures qui appartiennent autant à l’histoire anecdotique du temps qu’à l’imagination débridée du sculpteur. Outre leur caractère strictement esthétique, ChampfleuryChampfleury, Histoire de la caricature au moyen âge et sous la Renaissance, Paris, E. Dentu, 1870, pp. 232 & ss. voit dans les plus scabreuses les rappels des vices du clergé autant qu’une raillerie des travers des ordres monacaux installés dans la cité. Pour le Comte de SolutraitIn Bulletin monumental, tome XVIII, pp. 105-106., ce serait plutôt un souvenir de la fête des fous honorant l’âne qui porta Jésus lors de son entrée à Jérusalem. A cette occasion, on chantait un office, puis on faisait une procession solennelle. On s’y livrait à toutes sortes d’extravagances qui montraient parfois tant d’impudeur que l’on finit par les interdire au XVe siècle.
    • L’église possède un autel dédié à Saint Valery, un saint de bonne notoriété locale qui pose toutefois quelques problèmes. François JouannetIn Statistiques du département de la Gironde, tome I, p. 177. rapporte ceci : « Les habitants de Saint-Emilion le croyaient fils de la Vierge, tombé avec le bel oratoire qu’il avait aux jacobins de cette petite ville. Les pèlerins y couraient en foule implorer la guérison de leurs rhumatismes et autres maladies chroniques. Ils prenaient celui de leurs vêtements qui touchait immédiatement au membre affligé ; ils en frottaient saint Valery, s’en frottaient ensuite la partie malade, et suppliaient la Vierge de s’intéresser à leur guérison auprès de son fils. Ces frottements étaient d’un grand revenu pour le couvent. » Notre saint patron local prend parfois les couleurs du paganisme quand on sait qu’il fut aussi très sollicité par les jeunes filles voulant se marier dans l’année et par les viticulteurs désirant bonne vendange. Car, contrairement à une confusion répandue, saint Emilion n’a jamais été le patron des vignerons mais bien plutôt saint Valery. Le saint est représenté par une statue en bois polychrome du XVIeme siècle, provenant donc du couvent des jacobins, et qui mérite une attention particulière. Elle témoigne de l’allure d’un vigneron sous la Renaissance. Voyez comment sa coiffe solidement nouée le protège des intempéries, la serpe et la bêche sont ses outils, une gourde lui assure l’hydratation nécessaire au travail et le chapelet la protection divine. Remarquez aussi les sabots, les chausses, le linge sur l’épaule, la bourse, etc. Saint Valery est un saint très local. En général le patron des vignerons est plutôt saint Vincent. Par prudence, il n’était pas rare autrefois que les habitants de la juridiction donnent à leurs enfants les deux noms de baptèmes à la fois. Ainsi, beaucoup de Vincent-Valery cultivaient nos campagnes, sous la double protection de saints concurrents mais bienveillants.
    • Sur une peinture murale de la nef, la Vierge Marie fait un signe aux visiteurs : elle montre la fresque sur sa gauche. Pour être certain que le spectateur perçoive le message de la vierge, le peintre a allongé l’index. Pendant longtemps on a cru que la vierge reposait ses pieds sur le monde symbolisé par une sphère. Pour Michelle GaboritPeintures murales médiévales de Saint-Emilion, p. 37. Voyez la bibliographie., ce n’est peut-être pas aussi simple. Un détail du monticule semble figurer un serpent que la vierge écrase. Par ce geste, elle annoncerait la fin du règne de Satan sur terre, se présenterait comme la Nouvelle Eve et apporterait l’espoir d’un monde nouveau par la venue du Christ rédempteur. Quel rapport alors avec les peintures sur sa droite ? On se le demande. La série de médaillons raconte la légende de Sainte Catherine. Difficile de comprendre en quoi la légende de la sainte est connectée à la venue du Christ, sinon qu’elle se maria en songe avec le Christ dans sa prime jeunesse. Par ce mariage mystique et par la conversion en masse qu’elle fit plus tard, sainte Catherine symbolise l’église et, son mariage, celui de l’église avec le Christ. Pour autant nous ne sommes pas plus avancés sur ce que veut nous dire la Vierge et nous espérons qu’un des visiteurs de la collégiale aura un jour une soudaine illumination. Nous consacrons une fiche spécifique sur cette fresque : Le Message des murs.
    • Sur le mur opposé aux fresques désignées par la Vierge, vous trouverez la chapelle Saint Michel. Elle abrite le reste le plus ancien des vitraux et un univers sculpté qui suggère la bonhomie : un gentil chien sourit au visiteur, tandis qu’une femme joufflue le suit du regard et que des oiseaux fantastiques, mi-animaux mi-végétaux s’ébrouent ici et là, des visages au long nez conversent au plafond. Le chose la plus insolite n’est pas, en général, tout de suite remarquée. Regardez le panneau des indulgences peint au XVIIe et cloué au mur : il est couvert d’inscriptions. Elargissez votre champs de vision et voyez comment les murs sont eux mêmes couverts de graffitis, jusqu’à l’embrasure de la porte de la chapelle. Toutes ces signatures et petites phrases sont autant de témoignages laissés par des individus pour lesquels le saint a intercédé avec succès.
    • Au bas de la porte qui mène au cloître, une chatière a été ajourée. Les anciens racontent avec malice que ce trou fut percé pour le confort d’un chartreux qui ne supportait pas la messe. Ce déconcertant chartreux aurait été en réalité un chat appartenant à la sacristineFemme qui a en charge l’entretien de l’église. qui filait rapidement de la sacristie au cloître lorsque débutait un office.
    • Sur le mur, à gauche du confessionnal, il y a deux portes murées : elles donnent sur deux passages à l’usage privé des moines. Celle en hauteur permettait aux religieux de rejoindre les cellules du dortoir et celle du bas leur permettait de regagner l’église depuis la salle capitulaireLa salle capitulaire, aussi appelée salle du chapitre, est le lieu où se réunissait ordinairement la communauté religieuse de l’abbaye.. Il reste encore plusieurs passages dérobés. La porte près de la seconde entrée de l’église s’ouvre sur un escalier à vis qui conduit à une galerie extérieure de l’église, permettant entre autre de la défendre. Une autre porte, sous le porche de l’entrée primitive, ferme un escalier qui conduit au clocher tronqué. Là, une des plus belles cloches du département de la Gironde datant de 1522, affiche ses singularités. Baptisée, la cloche a un nom oublié de l’histoire. Cependant, les trois petits bas-reliefs qui la décorent forment un message pour le connaître. Deux des bas-reliefs se retrouvent sur beaucoup de cloches de cette époque dans le pays : la sainte Vierge et saint Jean séparés par un crucifix, la sainte Vierge portant l’enfant Jésus. En revanche le troisième est inhabituel : saint Michel, armé d’une épée et d’une lance, terrasse le démon. Cette cloche triomphant des forces démoniques s’appelle donc très probablement Michelle.

    ((/public/guide.png|Le Guide de Saint-Emilion|L|Le Guide de Saint-Emilion, juil. 2009))

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  • Le Logis aux Deux Visages

    • Accès : le logis de Malet est place Pierre Meyrat, non loin de l’église de la collégiale à l’est de la ville haute.

    Le logis de Malet est actuellement fermé après avoir abrité le musée archéologique. L’intérieur ne se visite malheureusement plus sauf à l’occasion d’expositions et plutôt en été. Pour autant, l’extérieur offre des points de vue très différents que l’on apprécie selon que l’on est plutôt « Moyen Age » ou plutôt « Ancien Régime ».

    Ceux qui ont l’âme médiévale resteront du côté des douves. Ils feront une pause sur le parvis de l’église au niveau du parapet qui surplombe les douves. Nulle part à Saint-Emilion n’a-t-on meilleure vue pour apprécier la hauteur et l’aspect général des fortifications. L’alignement des murailles offre un bel effet de perspective.

    En continuant sur le talus, on se trouve face au logis et on peut apprécier la beauté du toit. « Il s’incline vers la profondeur des fossés voisins par une pente si vertigineuse qu’on se demande presque par quel prodige d’habileté on a pu réussir à placer ces tuiles si parfaitement alignées »L’abbé Guiraud, p. 26. Voyez la bibliographie.

    Le logis de Malet dans la perspective des remparts d’après un cliché du XIXe siècle.

    Tout aussi intéressant est la vue que l’on a sous l’avant-toit. On distingue très nettement la partie du chemin de ronde crénelé qui passait ici et faisait tout le tour de la ville sur 1 km 5. C’était une véritable ruelle aérienne disposant d’accès aux étages supérieurs des maisons. Ce système défensif est contemporain du logis de Malet et permettait de défendre la ville en passant par les habitations si le besoin s’en faisait sentir. On croit cependant que le fait de se servir les bâtiments civils comme muraille est une initiative antérieure, vraisemblablement contemporaine de la première élévation des remparts au XIIe siècle. Quelques archéologues suggèrent que les maisons n’étaient pas adossées aux remparts mais étaient les remparts. Ils supposent l’existence d’un plan d’urbanisme obligeant les bâtisseurs du pourtour de la ville à fortifier leurs bâtiments et à s’armer.

    Et en effet, les archères à bords évasés que l’on distingue plus bas dans le mur semblent indiquer que les propriétaires des maisons à face « rempart » étaient étroitement associés, sinon chargés eux-mêmes, de la défense des murs. On remarque aussi sur ce mur des restes de conduits de latrines et des contreforts dont l’un d’eux est interrompu par le percement de fenêtres modernes. Bien sûr, les fenêtres et carrières représentant des faiblesses dans la fortification sont des XVIIIe et XIXe siècles.

    Cette demeure appartenait à un riche propriétaire. On l’appelle le logis de Malet, du nom d’une ancienne famille noble de Saint-Emilion, les Malet Roquefort qui l’occupèrent à partir du XVIIIe siècle, bien qu’ils ne soient pas à l’origine de la construction. Certains descendants des Malet furent suffisamment proches du roi Louis XVI pour partager son carrosse, d’autres Malet périrent sous la Révolution française, d’autres encore embrassèrent la carrière militaire et plusieurs furent maires de Saint-Emilion, nommés par le roi Louis Philippe ou désignés par le suffrage. Aujourd’hui, cette famille est toujours présente à Saint-Emilion où elle produit ses vins et le Comte Léo de Malet Roquefort est propriétaire du Château la Gaffelière.

    Sur cette belle lithographie de Engelman (début XIXe) on voit au premier plan la porte des Chanoines (ou porte du Chapitre) et à l’arrière plan le logis de Mallet avec sa tour aujourd’hui disparue. Cliché Librairie des Colporteurs.

    Au XVe siècle, c’était donc un logis seigneurial, proche de la porte du Chapître, le nouveau quartier chic de Saint-Emilion. Les historiens les plus hardis pensent que la cour du logis traversait la rue actuelle et s’étendait jusqu’à la terrasse en face surplombant la ville (la maison où est gravé « Le Tertre 1747 » n’existant pas) qui était jadis défendue par une muraille créneléeTémoignage de l’abbé Guiraud, p. 26. Voyez la bibliographie..

    Une boucle fort sympathique consiste à poursuivre votre promenade par le talus jusqu’à l’interruption des remparts, à l’emplacement de la porte Saint-Martin. De cette placette, on descend dans les douves et on revient sur ses pas jusqu’à un escalier qui ramène en haut. La balade au pied des remparts donne une bonne idée de la difficulté qui attendait les assiégeants (la plupart n’ont d’ailleurs pu entrer dans Saint-Emilion que par fourberie ou ruse). Au passage, remarquez les curieuses toilettes troglodytes coté falaise, la carrière à la croix qui s’enfonce sous la route, le « banc aux bisous » ainsi dénommé car il est le lieu de jeux innocents à l’abri des regards indiscrets ainsi que les diverses cavités qui, chacune, racontent une histoire.

    Ceux qui ont plus d’affinité avec le Siècle des Lumières, préféreront l’autre côté avec ses jardins propices à la flânerie. Ils aimeront se promener sous la galerie ornée de macarons feuillus. Les clefs de voute en trèfle ont encore les anneaux où l’on pendait des lanternes illuminant les longues soirées de juin. La façade classique et harmonieuse s’illuminait alors de la lumière ocre des bougies, un air de clavecin couvrait le chant des grillons.

    Le Monstre sur le toit

    On ne les remarque pas tout de suite, mais au bout des roues de fortune qui ornent le rampant du pignon, deux chimères en acrotères, dont l’une fut malheureusement mutilée, veillent. Rendez-vous côté douve et voyez comment le monstre guette à l’angle du toit, son visage grimaçant tourné vers la bâtisse, prêt à bondir.

    Au XVe siècle, ces monstres de pierre rampaient sur les toits car ils ne pouvaient entrer à l’intérieur. La Bestia Maufadente, comme on disait à l’époque, symbolisait le mal en général et la peste en particulier, si redoutée à Saint-Emilion. Bordeaux avait réussi à se débarrasser du monstre, qui logeait dans une tour et soufflait la peste, en lui présentant la crosse de Saint-Martial.

    En Bretagne, comme ici à Ploumanach, les chimères veillent fréquemment sur les bâtiments religieux isolés. Cliché Pierre-Yves

    Ici, la présence des monstres à l’extérieur de la bâtisse signifie qu’ils ne peuvent s’immiscer à l’intérieur, qui est placé sous la protection de Dieu. La tradition veut encore que les gargouilles s’animent seulement quand des hérétiques ou des sorciers s’approchent du logis, aussi leur accordait-on, malgré leur symbolique démoniaque, un rôle protecteur.

    Le style du pignon est un gothique flamboyant à crochets, bien que les crochets ressemblent plus à des triscèles. D’ailleurs le style général du logis n’est pas sans rappeler les manoirs de Bretagne, pays d’où est originaire saint Emilian.

    ((/public/guide.png|Le Guide de Saint-Emilion|L|Le Guide de Saint-Emilion, juil. 2009))

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  • Le Lièvre et le Chou

    • Accès : la grande muraille (ou les grandes murailles) sont ces ruines que l’on voit en arrivant du rond-point au nord de Saint-Emilion (Place Bourgeoise). On peut donc les atteindre par le bout de la rue Guadet ou de la pompeusement nommée avenue de Verdun.

    Il ne reste plus du couvent que ce grand mur de vingt mètres de haut barrant la perspective des rangs de vigne. Dans le courant du XIIIe siècle les frères prêcheurs (aussi appelés Dominicains ou Jacobins) s’établirent à cet endroit, l’installation de l’autre côté des murailles étant soumise à obtention d’un privilège, compromise elle-même par une déjà forte densité urbaine. Les Dominicains avaient cependant pris soin de se placer sous la protection de la barbacane de la porte Bourgeoise (détruite en 1846) qui défendait l’entrée de la ville. Sur ce terrain, ils batirent un monastère, un réfectoire, une église, un cloître et ils transformèrent le reste des terres en jardins et vergers.

    Tout comme l’église de l’abbaye cistercienne de Sénanque dans le Vaucluse, l’église abbatiale de Saint-Emilion n’était qu’un élément dans une structure complète de batiments conventuels dont il ne reste rien aujourd’hui.Cliché Greudin.

    Ils vécurent ici près d’un siècle, frappés par les épidémiesYves Renouard (in Conséquences et intérêt démographique de la peste noire de 1348, Population, III, n°3, 1948, pp. 459-466) montre comment l’ordre des frères prêcheurs fut, à cause de son mode de vie, particulièrement touché par la peste. et régulièrement visités et pillés par des soldats peu soucieux de la religiosité des occupants. Ce fut particulièrement douloureux lorsque, en 1337 et en 1341 « ratione praesentis guerrae » dit une Charte de 1341, on retrouve aussi une allusion à la destruction des monastères en notes des Chroniques de Froissart., Saint-Emilion fut assiégée par les français conduits par Raoul comte d’Eu et par le Comte de Guines. La situation du couvent, proche sinon collé aux fortifications avancées de Saint-Emilion, attirait la convoitise des assiégeants qui s’emparaient sans coup férir d’un confortable gîte, de réserves de nourriture et de murs défensifs.

    Vers 1378, les Dominicains abandonnent définitivement tout espoir de vivre de ce coté-ci des remparts et Jean, Seigneur de Neuville, lieutenant-général pour le roi en Guyenne, leur concède un emplacement considérable en ville. Le pape Boniface IX confirme l’autorisation en 1393 mais, toutefois, ils n’en prennent définitivement possession qu’en 1402.

    Après plus de 600 ans de gel à pierre fendre, de pluies torrentielles, de tempêtes cycloniques, ce mur est toujours là, parfaitement droit, témoignage indiscutable du fait que ses bâtisseurs maîtrisaient leur art. Pour la plupart des archéologues, cette église abbatiale devait tenir un bon rang dans les belles réalisations de Guyenne.

    Intérieur de l’église abbatiale des dominicains à Toulouse ; elle a pu servir de modèle. Bien que les matériaux et la structure diffèrent, le visiteur devait ressentir une impression semblable en entrant dans l’abbatiale de Saint-Emilion. Cliché Eric Pouhier.

    L’allure majestueuse est rendue par les quatre colonnes élancées qui se rejoignent en arcs brisés. L’impression de légèreté est renforcée par le fait que seulement deux colonnes viennent se planter au sol, les deux autres sont suspendues en hauteur sur des consoles sculptéesPour Louis Serbat (p. 35), il est possible que cette suspension des colonnes marque l’emplacement du chœur et représente l’espace réservé aux stalles. Voyez la bibliographie.. Sur l’une d’elles poussent deux fines feuilles de pierre, sur l’autre c’est un lièvre qui vient brouter des feuilles de chou. Seule iconographie restante, elle évoque le caractère facétieux et rural de l’ornementation mais on ne peut guère étayer la symbolique de l’église entière sur ce simple lièvre. On ne pourra suivre Eugène Aroux Eugène Aroux, Les mystères de la chevalerie et de l’amour platonique au moyen âge, Paris, Jules Renouard, 1858, p. 195. qui voit dans le lièvre Coarz du Roman de Renart, la figure du poltron qui n’ose pas rejoindre les parfaits cathares et se laisse distraire par les prêches dominicains. Plus sûrement, il symbolise le renouveau dans l’hermaphrodisme du lièvre du déluge en même temps qu’il annonce pâques, la résurrection du Christ, et la plus importante des fêtes de la chrétienté.

    Imaginons maintenant, à la division de ces colonnes, des arcs jaillissant vers nous et formant des voutes. Car ce que l’on voit actuellement, ce n’est jamais qu’une partie du mur extérieur d’un côté (ou le collatéral vu de l’intérieur). Il faut imaginer encore les voutes retombant sur une forêt de piliers s’élançant eux-mêmes au dessus du mur actuel pour joindre leurs arcs et former la nef, voire une double nef comme l’église des Dominicains à Toulouse.

    Aujourd’hui, il ne reste qu’un écran pour projeter l’imaginaire, ruines d’un prestige disparu. Des chapiteaux gisant aux pieds de la Grande Muraille, décorés de feuilles de chêne et de vigne, étaient il y a peu de temps encore les derniers vestiges d’un cloître du XIIIe siècle, lentement englouti par des siècles d’indifférence. Ce que l’on voit plus sûrement aujourd’hui de la route est une pierre tombale redressée sur laquelle figure une belle croix. Croix de Malte pour les uns eu égard à ses huits pointes figurant les huit béatitudes du Christ, croix celtique pour d’autres encore, cette croix rappelle plus sûrement un retour de croisade et est vraisemblablement templière. Son dessin est assez semblable au style des croix de la chapelle des Templiers de Magrigne à Saint-Laurent-d’Acre.

    Sur le chemin des Cathares

    La présence d’un remarquable couvent dominicain à Saint-Emilion, aboutissement d’un long et gigantesque chantier, n’est certainement pas le fruit d’un hasard. Parce que les frères prêcheurs représentaient un ordre orienté vers l’acquisition des connaissances, on suppose que Saint-Emilion fut un centre politique et culturel de premier plan. Pour Jarl GallènJarl Gallèn, La Province de Dacie de l’Ordre des Frères Prêcheurs, Helsingfor, Soderstrom, 1946., c’est à cause de cette soif de connaissance que leurs monastères n’étaient pas construits à l’écart des civilisations, dans des endroits isolés comme La Sauve MajeureL’abbaye de la Sauve, fonctionnant sur le modèle de l’abbaye de Cluny, était régie par la règle de Saint Benoît. Ses ruines, qui se dressent à une demi-heure de Saint-Emilion, valent le détour., mais au contraire près de centres intellectuels où les frères pouvaient parfaire leurs savoirs.

    Le fondateur de l’ordre, Dominique de Guzmán, plus connu aujourd’hui sous le nom de saint Dominique, obtint du Pape Innocent III que les frères de l’ordre, ainsi instruits des cultures des pays où ils s’implantaient, puissent prêcher. C’était une première car jusqu’à présent le prêche était la prérogative exclusive des évêques. Le prêtre ordinaire ne pouvant adresser ses sermons directement au peuple que par dérogation exceptionnelle et individuelle.

    Une explication de l’approbation du pape serait que le Saint Siège avait besoin de missionnaires instruits pour prêcher et convertir les hérétiques en général, les cathares en particulier. Et en effet, c’est dans la maison Seilhan à Toulouse, dans l’Occitanie cathare et pas ailleurs, que Saint Dominique fonde le 25 avril 1215 l’Ordre des frères prêcheurs. Par la suite, l’ordre accueillit en son sein quelques cathares convertis et forma des inquisiteurs, tels que Etienne de Bourbon, auteur d’un célèbre traité Tractatus de diversis materiis predicabilibus. révèlant l’origine des Cathares et exposant leurs croyances.

    Tableau de Pedro Berruguete peint en 1475 et représentant Saint Dominique présidant un autodafé où des hérétiques vont être brûlés vifs. Observez le geste du saint qui s’empresse de gracier Raymond VI, comte de Toulouse et protecteur des cathares, en route vers le bûcher. L’orginal est au musée du Prado à Madrid. Cliché Manuel Anastácio.

    Les Dominicains de Saint-Emilion, comme ceux de Toulouse, connaissaient bien les doctrines hérétiques et ils savaient que les cathares reprochaient à l’Eglise le luxe de ses édifices. Une constitution dominicaine obligeait à construire des édifices modestes (« Mediocres domos et humiles habeant fratres nostri ») Voyez Richard A. Sundt, Dominican Legislation on Architecture and Architectural Decoration in the 13th Century, in The Journal of the Society of Architectural Historians, Vol. 46, No. 4, 1987, pp. 394-407., mais Saint-Emilion, de toute évidence, ne respecta pas les règles, ne serait-ce que celles limitant l’élévation à une hauteur clairement définie. Les Dominicains avaient prévus une sorte de police architecturale : un collège de trois frères sillonnait l’Europe des chantiers, approuvant ou désapprouvant voutes, statues, peintures, etc. Il y a fort à parier que leur intervention au couvent émilionnais ne fut suivie d’aucun effet ; Saint-Emilion vit naître une des plus belles églises abbatiales de la région.

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  • Touchons le ciel

    • Accès : demander la clef et la lampe de poche à l’office du tourisme en échange d’une pièce d’identité et d’1€ par personne.

    Au XIXe siècle, une question tourmenta les archéologues : le clocher de Saint-Emilion est-il un édifice en soi ou fait-il partie de l’église souterraine ? La question est pertinente car en Gironde il n’existe que deux clochers isolés, tous deux à Bordeaux : la tour Pey-Berland et la flèche Saint-Michel. La construction de ces clochers monumentaux, à l’écart des églises, est loin d’être une évidence historique pour l’architecture religieuse en Guyenne, c’est même une exception dont on connaît encore mal les motivationsUne hypothèse voudrait que ces clochers isolés soient des « tours charniers ». Une troisième tour charnier isolée serait ainsi dressée à Saint-Macaire (Gironde) mais aujourd’hui mal identifiée car rattachée postérieurement au corps principal du bâtiment religieux. .
    Si on admet que le clocher de Saint-Emilion est isolé, nous aurions une trinité et ce serait le seul hors de Bordeaux. Par une belle journée de juin 1862, les érudits de tous horizons se réunirent donc à l’occasion du 28ème congrès scientifique de France pour trancher tout une série de questions archéologiques en suspens. A la 36e question il fut débattu des clochers isolés de Gironde. Le célèbre archéologue girondin Léo Drouyn écouta patiemment les arguments de ses confrères puis il demanda la parole : « A mon humble avis, oui, le clocher de Saint-Emilion est isolé car… il a été bâti avant le creusement de l’église souterraine.» Pour beaucoup d’archéologues, Léo Drouyn venait de dépasser les bornes. Le clocher bâti avant l’église ! Il ne manquerait plus que ca. Louis Serbat, en 1914Notes d’archéologie, p. 12. Voyez la bibliographie., en rajoutait une couche : le clocher est celui de l’église souterraine, sa construction était prévue dès le moment où l’église fut creusée ». En 1927, l’abbé GuiraudPage 39, voyez la bibliographie. écrit « Quand l’église monolithe fut en grande partie achevée, on songea à bâtir un clocher. » Le débat reste ouvert mais la concomitance des chantiers semble s’affirmer. Jean-Luc Piat, par ses récentes découvertes, date la construction de l’église monolithe vers 1100-1106Le Festin, p. 140. Voyez la bibliographie., ce qui est à peu près l’âge de la base du clocher.

    Isolé ou pas, le clocher de Saint-Emilion est une œuvre monumentale prévue pour répondre à quatre nécessités pratiques : servir de repère aux voyageurs de commerce et aux pèlerins de Saint-Jacques, constituer l’axe autour duquel tourne les assolements, mesurer le temps par le battement des cloches et servir de poste d’observation sur tout le pays. A ces fonctions s’ajoute une motivation symbolique : le clocher fait le lien entre le monde souterrain de l’église et le royaume du ciel. Son élan depuis sa base carrée jusqu’à la flèche pointue matérialise l’ascension mystique et chaque étage se veut une étape vers la perfection divine.

    L’escalade des siècles

    Vue du clocher depuis la place du marché d’après une lithographie de Ducourneau pour La France ou histoire nationale des départements, 1844. Notez à l’arrière plan le télégraphe que le graveur a placé au sommet de la tour du roi. Il s’agit en réalité d’une mauvaise interprétation d’un moulin à vent dressé par des enfants. Crédit photo : Librairie des Colporteurs.

    Une fois franchie la porte de l’entrée et plongé dans l’obscurité, vérifiez si la porte à gauche est encore fermée. A l’heure où nous écrivons, la jolie pièce voutée sur la gauche n’est hélas plus accessible et c’est bien dommage. De l’autre côté de cette porte, c’est l’an 1100. Rien n’a bougé sous la coupole byzantine, sinon que l’on a muré l’espace sous les arcs. A l’origine, le bas était ajouré et le clocher entier reposait sur quatre lourds piliers ornés d’entrelacs, d’échiquiers et de palmettes qui sentent bon le temps des premières grandes abbayes. La pièce fermée ne permet plus, non plus, de voir en son milieu la margelle du puits sans fond. Le trou qu’elle protège s’enfonce dans la roche et perce le plafond de l’église souterraine sous vos pieds, avec d’ailleurs une belle erreur de calcul qui produit un décentrage par rapport aux piliers. Un texte de 1712 dit que par cet orifice on passait les cordes qui rejoignaient les cloches tout en haut, permettant ainsi de sonner les offices depuis l’église souterraine. Et si vous visitez l’église souterraine, vous trouverez facilement grâce à cet orifice quels sont les quatre énormes piliers qui soutiennent tout l’édifice.

    L’ascension des 196 marches, autant que pour le beffroi de Douai, va vous mener à un point de vue unique qui embrasse non seulement toute la cité de Saint-Emilion mais aussi la presque moitié du département. Par temps clair, on peut même y voir le Pont d’Aquitaine et par temps vraiment très très clair, les pyramides d’Egypte. On monte par un solide escalier en boisL’escalier de bois remplace-t-il un escalier de pierre disparu ? Difficile à dire. Déjà en 1585, nous trouvons un texte qui faisait défense au sacristain de laisser monter dans le clocher les gens en sabots. « Il s’agissait de ménager l’escalier, qui était en bois », nous dit Jean-Auguste Brutails dans ses Vieilles églises de Gironde, p. 105. et il est déjà loin le temps où, en 1846, Adèle BattanchonAdèle Battanchon, Souvenirs du Midi de la France – Saint-Emilion, L’Artiste, tome VII, 1846, p. 267. pouvait écrire « L’escalier qui grimpe dans l’intérieur est si usé, qu’il ne forme plus qu’une pente raide et difficile à gravir. De larges crevasses s’ouvrent sous vos pas. »

    Aujourd’hui, l’ascension est aisée et chaque marche est un pas de plus dans la course des siècles et des styles :

    • le rez-de chaussée est XIIe,
    • le premier étage est XIIe avec des colonnes romanes et des restes de chapiteaux sculptés pour encadrer les fenêtres murées,
    • le deuxième étage est XIIIe, c’est la salle la plus haute avec la cloche de l’horloge et son système,
    • le troisième étage, octogonal à l’intérieur mais carré à l’extérieur, est XIIIe et la flèche qui le coiffe XVe. Avancez-vous au centre et levez la tête pour contempler les dentelures de la flèche jusqu’à son sommet. Elle paraît bien solide mais on ne peut garantir qu’elle sera là à votre prochaine visite.

    En 1617 déjà, six mètres de la pointe furent emportés par un terrible ouragan. Neuf ans plus tard, une partie du clocher tomba sur le parvis. L’année suivante, les jurats firent fermer quelques fenêtres « parce qu’elles menaçoient ruyne ». En 1773, le clocher entier était tombé dans un état si pitoyable qu’il fallait que tous mettent la main à la poche pour le sauver de la ruine : la Jurade, le Chapître et même les habitants. Le procureur tint une réunion publique qui attira la foule et son discours fut un modèle de communication persuasive. Il commença par flatter l’orgueil des Saint-Emilionnais : « Indépendamment qu’il forme le plus bel édifice de la ville, depuis la chute de celui de Saint-Michel de Bordeaux, il est certainement le plus élevé de la province ». Ayant conquis son auditorat, il agita l’épouvantail à angoisses : si le clocher s’écroule, non seulement il emportera sous son poids l’église souterraine devenue église paroissiale mais aussi détruira-t-il toutes les maisons à l’entour et leurs occupants. En 1817, la foudre frappa le clocher, en 1858 et en 1892 de nouvelles réparations furent nécessaires dont les débris vinrent encore un peu enterrer la base. En 1950, on dégagea un peu les remblais et la découverte de tombes et cénotaphesUn cénotaphe est un tombeau élevé à la mémoire d’une personne mais sans contenir son corps à la différence d’un sarcophage. confirma ce que l’on savait déjà par les textes : le clocher repose sur l’ancien cimetière de la cité.

    Cette table d’orientation vous permet de comprendre les variations du paysage depuis le sommet du clocher. Crédit illustration : Olivier Boisseau.

    Le clocher de la dévoration

    Autrefois, on pouvait librement faire le tour du clocher mais depuis peu une hostellerie de luxe réserve certains pans du clocher à sa clientèle. C’est d’autant plus regrettable que la partie librement accessible est sans intérêt, des contreforts disgracieux y étant accolés. La partie sur laquelle s’attardent les anciens guides touristiques, partie qui est restée à peu près préservée depuis le XIIe siècle est celle à laquelle on ne peut plus accéder. Elle propose un étrange bestiaire sur le thème de la manducation satanique. Ceux qui ont la chance de résider dans l’hôtel peuvent s’amuser à dénicher les victimes une par une : sur le bandeau, entre le rez-de-chaussée et le premier étage, vous devriez trouver un pauvre homme se faisant dévorer la tête par un monstre, sur les chapiteaux, vous verrez surgir un homme nu dont la tête est dévorée par deux serpents. Sur l’autre face de ce même chapiteau, c’est au tour d’une femme de se faire dévorer la poitrine par un crapaud. Philippe BucPhilippe Buc, L’ambiguïté du Livre. Prince, pouvoir et peuple dans les commentaires de la Bible au moyen âge, Paris, Beauchesne, 1994, p. 217 & ss., chercheur à l’Université de Stanford, est persuadé que ce bestiaire allégorique de la dévoration est, pour la communauté s’extirpant de l’inféodation, une dénonciation de la puissance des seigneurs opprimant les humbles en mangeant leur chair.

    Un Clocher entre Bayeux et Genève

    Le clocher de Saint-Emilion est un point géodésique important dans l’histoire du traçage des cartes géographiques. Si les latitudes peuvent être mesurées à partir de l’équateur, il n’existe pas de référence naturelle pour fixer l’origine des longitudes. On a donc divisé la terre d’un pôle à l’autre en demi-cercles imaginaires : ce sont les méridiens. Puis les géographes des siècles précédents se sont rendus sur le terrain et, avec beaucoup de patience, ont calculé le tracé exact des méridiens à partir de repères significatifs. Le clocher de Saint-Emilion se voit de très loin et il constitua un point de triangulation de premier ordre pour le tracé de la méridienne de Bayeux.

    Plus curieux encore, ce clocher est très proche du point 0… de la Suisse ! En effet, la Suisse utilise encore aujourd’hui un système « CH1903 » défini et introduit en 1903. Il se base sur un ellipsoïde de référence (Bessel 1841) positionné sur l’ancien observatoire astronomique de Berne. Cela permet sur le territoire helvétique de toujours obtenir une latitude inférieure à la longitude sans confusion possible. C’est une convention très pratique : le chiffre le plus petit est toujours la latitude et les coordonnées négatives sont impossibles. En contrepartie, le point 0 est extérieur à la Suisse et vous y êtes. Si vous possédez un GPS, l’expérience est amusante à faire : passez en « Swiss grid », le GPS devrait opter pour le datum « CH-1903 ». Il ne vous reste plus qu’à constater que vous êtes bien au début de la carte suisse.

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  • Le Roi introuvable

    • Accès : dépassant le toit des habitations et offrant de belles perspectives depuis plusieurs rues, on ne peut manquer la tour du roi. On accède à son entrée par le parapet au dessus de la Grande Fontaine que l’on rattrape soit par la rue éponyme, par la rue de la porte Bouqueyre ou encore la rue André Loiseau. Bien que la tour n’ait pas d’entrée du côté de la rue du couvent, la promenade est recommandée. Prenez une pittoresque escalette sur la droite et admirez l’autre face du donjon ainsi que le point de vue. Notez les latrines suspendues et l’arche sur le bloc de rocher qui permet de combler une cavité.

    La cité de Saint-Emilion qui s’était détachée du système féodal de fait, réclama une reconnaissance en droit des privilèges qu’elle s’était arrogée et de ceux qu’elle revendiquait. En 1199, le roi d’Angleterre confirma les franchises politiques, juridiques et civiles qui feront de Saint-Emilion une cité autonome. Cependant, un événement historique allait mettre en péril la fragile et arrogante liberté. Les Anglais avaient dit à Louis VIII, roi des francs de 1223 à 1226, qu’ils le feraient roi de France et d’Angleterre et ils ne tinrent jamais parole. Par vengeance politique, Louis VIII s’empara d’une bonne partie de la Guyenne (sauf Bordeaux) qui était sous protection anglaise. Saint-Emilion désormais entre les mains de la couronne française, vivant jusqu’alors en petite république communale avec ses jurats, s’inquiéta de son sort. En 1224, Louis VIII les rassura en confirmant les statuts particuliers dont bénéficiait la ville mais en se réservant toutefois le droit d’y bâtir un châteauCette exigence toute politique n’a rien d’exceptionnelle à l’époque, c’est une prérogative royale classique.. Mais la rivalité franco-anglaise fit à nouveau de la Guyenne le théâtre de guerres successives pendant lesquelles Saint-Emilion repassa dans le giron de la couronne d’Angleterre. En 1237, Henri III écrit une lettre au Sénéchal de Gascogne dans lequel il dit de la forteresse, dont la construction a commencé, qu’il en autorise la destruction si nécessaireOn a lu longtemps qu’Henri III pressait l’achèvement de la forteresse alors qu’il écrit juste qu’elle pourrait être démolie. De plus, il utilise le terme de « fortisia » en lieu et place de « castrum », ce qui laisse penser que le souverain parle de fortifications en général et non d’un château spécifiquement. Du moins, c’est ce que dit Philippe Durand. Sophie Boulio-Gillet in Aquitaine Historique, n° 61, p. 8, nous dit tout le contraire : « Henri III utilise le terme latin castrum qui désigne souvent un ensemble de bâtiments mais jamais une tour seule. » Nous tacherons de comprendre cette discordance dès que nous aurons eu accès à une copie du document original (Close Rolles of the reign of Henry III, Londres, 1908, p. 457)..

    Se basant sur ces seuls textes connus évoquant le château de Saint-Emilion, une bataille d’historiens débuta, les uns attribuant la construction à Louis VIIIJoseph Guadet, voyez la bibliographie., les autres à Olivier Vicomte de CastillonGuinodie, voyez la bibliographie., ou d’autres encore à Henri IIIRené Fage, Jacques Gardelles.. Philippe Durand, maître de conférences en Histoire de l’art médiéval à l’université de Bordeaux, a essayé récemmentInédit. Propos tenus lors du colloque de décembre 2008 organisé par Ausonius. de mettre un terme aux divergences en reprenant la proposition de Léo DrouynGuide du voyageur, p. 114. Voyez la bibliographie. . Ce dernier invite à provisoirement oublier les textes et à s’en tenir au tangible, c’est-à-dire au donjon lui-même. Philippe Durand procède par archéologie comparée et démontre que le style de la tour du roi ne correspond ni à celui des autres édifices ordonnés par Louis VIII ni à ceux exécutés par la volonté de Henri III. D’ailleurs les dimensions du château sont trop modestes pour être véritablement d’essence royale. Il appartient à une autre famille, celle des donjons isolés quadrangulaires et à contreforts d’angles. La tour de Saint-Emilion rassemble plusieurs des caractéristiques communes à ces constructions typiques de la seconde moitié du XIIe siècle et la première décennie du XIIIe siècle, comme par exemple le donjon de Pons (Charente Maritime)Le rapprochement avec le donjon de Pons est fait par Emilien Piganeau in Bull. Soc. Hist., 1898.

    Le donjon de Moncontour dans la vienne est un château de type C, comme la tour du roi. On lui reconnaît bien un air de famille. Crédit photo : Remi Jouan.

    Qui a construit le donjon ?

    Donc si l’époque de construction coïncide peu ou prou avec la rédaction des documents, en revanche il est peu probable que le château soit l’œuvre d’un roi, ni Louis VIII, ni Henri III. Quant à l’attribution à Olivier, vicomte de Castillon, c’est un peu tôt comme paternité (XIe siècle). Pire, il y a quelque chose qui ne colle pas. Quand un seigneur fait construire un château à cette époque pour contrôler une ville, il ne le place pas dans l’enceinte murale mais sur le côté de celle-ci pour se ménager une issue vers la campagne en cas de revers. Et si le château est édifié avant les remparts de la cité, le seigneur n’autorise pas à l’enclaver : un des côtés doit toujours rester libre. Observez maintenant la place singulière du donjon de Saint-Emilion : non seulement il n’y a aucune issue sur la campagne mais en plus il est enfermé dans l’enceinte communale. Quel seigneur laisserait une faible garnison (le château est très petit, en 1253, la garnison n’est que de 10 chevaliers)Jacques Gardelles, Les Châteaux du Moyen Age dans la France du Sud-Ouest : La Gascogne anglaise, p. 213. livrée à une ville de 10 000 âmes révoltées et habituées à défendre leur ville ? Chronique d’une boucherie annoncée…

    Aussi, face aux incertitudes, une autre piste est ouverte du bout des lèvresLe génial Léo Drouyn en était pourtant déjà convaincu en 1859 dans son Voyageur à Saint-Emilion, p. 115. Voyez la bibliographie.. A demi-mots seulement car elle est historiquement exceptionnelle : cette tour n’est-elle pas tout simplement l’oeuvre des Saint-Emilionnais, c’est-à-dire de la commune et ses jurats ? Quelques détails importants plaident en faveur de cette proposition : la tour nous apparait certes modeste sur le plan militaire mais elle reste d’une belle conception sur le plan architectural, exactement comme l’est le palais cardinal. Une qualité que l’on peut interpréter comme ostentatoire, à l’instar des créations castrales de seigneurs qui voulaient marquer leurs terres du sceau d’une belle réalisation dont on parlerait dans tout le pays.

    La tour du roi dessinée par Léo Drouyn au XIXe siècle. Au sommet pousse une végétation que les restaurations feront disparaitre.Crédit photo : Librairie des Colporteurs.

    Regardez bien cette tour et comparez-la à l’enceinte qui fait le tour de la ville. On retrouve les mêmes jours, les mêmes contreforts. Comparez-la aussi au palais cardinal et notez la similarité avec les jours dans les contreforts et les ébrasements externes, voyez la présence de cette baie géminée que l’on retrouve chez l’un et l’autre. La tour semble avoir été élevée en harmonie avec le reste des grands édifices de la cité. Elle pourrait donc bien être l’œuvre des saint-emilionnais érigés en commune qui, comme en Italie, utilisent un symbole castral seigneurial pour afficher leur liberté politique. Si sa datation et sa paternité s’avéraient exactes, nous allons alors pénétrer à la fois dans le plus ancien donjon roman conservé en BordelaisCertes, on connaît d’autres donjons de ce genre (la tour de l’arbalesteyre du palais de l’Ombrière de Bordeaux, le donjon de Saint-Macaire, le donjon de Verteuil pour exemples) mais ils sont soit très mutilés soit complètement détruits. et dans un vestige exceptionnel de château communal.

    Reste à savoir pourquoi on l’appelle château du « roi ». Et bien, personne ne le sait vraiment et toute idée nouvelle est bonne à prendre. Ce n’est donc pas une attribution aux rois Louis VIII ou Henri III, d’ailleurs les archives de Saint-Emilion n’utilisent jamais ce vocable avant la fin du XVIe siècle. On a pensé alors que les jurats avaient rebaptisé le donjon ainsi pour fêter l’avènement de Henri IV, ou parce que Louis XIII vint boire en 1615 une coupe de vin dans le donjon et qu’il en fit moult compliments, ou bien encore parce que ce même Louis XIII y logea deux jours en 1621 lors d’une fastueuse visite…

    La tour et trois terrasses constituaient jadis un château complet. Vu depuis la grande fontaine, cette disposition en terrasse saute aux yeux. L’abbé GuiraudPage 19, voyez la bibliographie. croit y voir un riche palais ruiné et résout bien des énigmes d’un coup :

    « (Au pieds du donjon) fut bâtie une demeure princière, celle dont le roi de France, Louis VIII, parle en termes formels dans la charte de 1224. Ayant conquis la ville de Saint-Emilion sur les rois d’Angleterre, il aménagea ce qui n’était qu’une modeste habitation, et en fit la résidence des représentants de l’autorité royale. De là, le nom très significatif de Château du roi qui a été conservé par la langue populaire. De ce palais royal, il ne subsiste que des terrasses superposées qui du bas du donjon descendent en pentes adoucies jusqu’à la source de la Grande Fontaine, où devait se trouver une large pièce d’eau, la pièce d’eau inséparable de toute demeure seigneuriale. »

    Ce n’est peut-être pas que pure spéculation. Sophie Boulio-GilletAquitaine historique, n° 61, p. 9. Voyez la bibliographie. soutient l’existence de plusieurs bâtiments sur les terrasses composant un château, avec à l’appui un texte daté de 1646 mentionnant qu’il faudra laisser au sénéchal de Guyenne le château lors de ses visites à Saint-Emilion.

    A l’assaut !

    Nous allons accéder à la tour en passant sous la terrasse intermédiaire que l’on traverse par un escalier plutôt pittoresque. Les carrières aux allures de grottes, les passages souterrains obscurs, les mystérieux silos à grains qui percent le sol sont un agréable prélude à l’exploration. Toute la montée jusqu’au haut de la tour nous fait traverser des espaces si différents que même les enfants y trouvent leur compte en aventure et en dépaysement.

    Les carrières du XVIIe siècle tourmentent particulièrement l’imaginaire, l’extraction de la pierre est la lèpre obscure qui faillit ronger le château. Voici comment. Nous sommes le 13 février 1608, les guerres de religion et leur lot de pillages ont laissé la cité dans un état de désolation et de ruine. Le maire convoque la jurade dans le donjon qui tient lieu alors d’hôtel de ville et dresse le bilan catastrophique des finances. Dans le froid glacial que réchauffent à peine quelques torchères, le maire propose d’exploiter à nouveau une carrière dans Saint-Emilion pour renflouer les caisses. On se met d’accord pour autoriser l’extraction de la pierre au pied du château, décidée le jour même par un vote unanime. Aussi, pour faire passer les charrettes, on abat une muraille qui ferme la « dhoue »La douve je suppose. du château. Le 12 décembre 1646, la situation financière de la cité s’est détériorée avec le coût des travaux de reconstruction, les dettes royales et la solde des gens de guerre. Les jurats se retrouvent une nouvelle fois autour de la table de la grande salle de la tour dans une atmosphère plus glaciale que jamais. Tous sont au courant de l’ordre du jour, la nouvelle a fait le tour de la cité, c’est leur dernière réunion dans la tour du roi. Dans un instant, ils décideront à l’unanimité de sa vente au plus offrant. Le donjon pourra être démonté et les pierres revendues par un entrepreneur. Quant à la jurade, elle s’installera dans la hallePierre Bertin-Roulleau dit que le donjon fut abandonné comme hôtel de ville dès 1608 car devenu trop exigu, d’accès difficile et éloigné du centre ville. Voyez la bibliographie, p. 25.. Heureusement pour nous, la proposition envisagée n’eut aucune suite et la commune conserva la propriété de la tour. En 1907, la Société historique et archéologique de Saint-Emilion prend le château en location pour 150 francs par mois. Elle ne tarde pas à transformer la grande salle en musée qui sera inauguré en 1910. Quant aux carrières, on les transforma en chais.

    Le donjon au début du XXe siècle. On voit le tout nouveau transformateur électrique installé sans complexe en bas à droite. Le donjon a fait l’objet d’une première restauration au cours de laquelle la salle du 1er étage est coiffée d’un toit qui déborde du sommet. Crédit photo : Librairie des Colporteurs.

    Retour au plein jour. Nous sommes maintenant sur la seconde terrasse qui domine la fontaine et qui permet l’accès payant (1 euro) au donjon. On entre dans une petite salle aménagée sur les parois de laquelle nous accueille la date de 1765 gravée dans la pierre. Poussez la porte à droite, vous voici coincé entre des cavernes qui partent sous le donjon et un mur percé de six ouvertures romanes pouvant servir au tir. Au moment de la construction du château, on aura voulu protéger ces grottes, soient qu’elles étaient déjà présentes, soit qu’elles furent creusées pour les travaux. Encore un escalier à monter pour accéder à la troisième terrasse. Sur le coté, notez au passage les silos éventrés et le rigoles de drainage pour éviter l’inondation des réserves de grains. Leur présence ici, sans doute avant la construction du donjon, est encore mal expliquéeEn fait, cet escalier est assez moderne. On croit que le passage original ne touchait pas aux silos et occupait l’angle sud..

    Vous voici sur le dernier parapet qu’il faut imaginer entouré d’une petite muraille qui continuait tout du long pour englober la tour. Nous sommes au pied du donjon qui pose ses lourds murs épais de plus de deux mètres sur un cube de rocher et s’élance sur 14 mètres. Fait remarquable si vous faite le tour du bloc : la totalité des ouvertures donnent sur la ville. Deux explications sont données à cette particularité : soit il existait une basse-cour en contrebas à gérer en temps de paix, soit les constructeurs estimaient que les fossés côté plateau rendaient le donjon imprenable, obligeant les assaillants à se présenter côté pente douce.

    A la recherche de la chambre du roi.

    Entrons et voyons si un roi peut loger dans ce donjon. Immédiatement, prend-t-on conscience que la dimension des salles est bien petite. Certes l’ouverture de la porte en plein cintre élancé est gracieuse et fait entrer beaucoup de lumière, certes les peintures romanes figurant des plis de tenture sur le mur témoignent de la présence d’un décor, certes les détails sont soignés mais tout ceci reste d’allure modeste.

    L’autre ouverture est trop en hauteur pour servir de meurtrière mais elle possédait probablement un escalier de bois, puis les quelques marches de pierre et permettait de voir qui se présentait à la porte sans risquer d’ouvrir celle-ci. Prenons l’escalier et montons au premier étage pour y chercher la demeure du roi. Nous voici en effet dans la salle la plus confortable, recouverte d’un plancher aujourd’hui disparu, disposant de latrines dans l’intimité d’un coude (hélas maintenant fermées par une grille) et éclairée par une belle baie géminée aux entrelacs romans qui respirent le XIIème siècle retouché au XIXème siècle. On y verrait bien un roi ici mais… où est passé la cheminée ? Il n’y en a pas et n’y en a jamais eu. Cette fois, c’est certain, le donjon ne servait pas à l’habitation d’un hôte de prestige.

    Passons à droite de la fenêtre par le petit escalier caché et nous voici au sommet de la tour. Au sommet actuel, du reste, car tout laisse croire que la tour possédait une élévation de plus, haute comme l’échauguette restaurée à gauche et sur laquelle courrait un chemin de ronde. Vous voilà arrivé au sommet de votre visite et la vue porte loin côté plateau et plaine. De l’autre côté, la ville de Saint-Emilion offre son enchevêtrement de toits de tuiles et son doux mouvement de vague. Aujourd’hui encore, c’est du haut de ce donjon que les jurats proclament dans leur habit rouge le ban des vendanges.

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  • Des Cordeliers à Satan

    • Accès : Depuis la rue Guadet, prendre un des petits escaliers qui rejoignent la rue de la Porte Brunet ou, depuis la porte Brunet, descendre la rue vers la ville, laissez la rue de la liberté sur la gauche, poursuivre jusqu’à atteindre la chapelle. L’entrée est sur la droite.

    Le nom du couvent vient de leurs occupants, les Cordeliers, qui sont en réalité des frères franciscains suivant les préceptes que François d’Assise développa en 1210. On les appelle «Cordeliers » depuis la septième croisade à cause de leur vêtement, fait de gros drap marron ou gris et d’une ceinture de cordeCe serait Jean de Beauffort qui leur aurait donné cette appellation armée de nœuds de distance en distance et tombant presque jusqu’aux pieds. Les croiser dans les rues de Saint-Emilion les nuits de brume, leur visage caché dans l’ombre de leur capuche, pouvait impressionner les jeunes esprits. Mais à la vérité, ils étaient plutôt sympathiques à l’instar de leur réformateur Olivier Maillard, vivant dans la pauvreté et la foi. Rabelais fut un des leurs dans les années studieuses où il apprit le grec non loin d’iciAu couvent des cordeliers de Fontenay-le-Comte.. Il n’y a guère que Jean-Pierre Camus, évêque de Bellay, pour ne point trop les aimer. Le jour de la Saint-François, invité à faire un sermon dans leur communauté, il s’adressa à eux ainsi :

    « Mes Pères, admirez la grandeur de votre Saint : ses miracles dépassent ceux du fils de Dieu. Jésus-Christ, avec cinq pains et trois poissons ne nourrit que cinq mille hommes une fois dans sa vie et Saint François, avec une aulne de toile, nourrit tous les jours, par un miracle perpétuel, quarante mille fainéants. » Guillaume-Thomas-François Raynal, Noël-Jacques Pissot & Laurent Durand, Anecdotes littéraires, tome I, p. 155.

    Cordeliers priant devant un lutrin vers 1430, enluminure extraite du Manuscrit 04 de la B. M. de Chambéry (folio 385). C’est à une scène de ce genre que l’on pouvait assister ici même au XVe siècle.

    Les Cordeliers s’installèrent d’abord à l’extérieur de la ville, comme les Dominicains de la Grande muraille, à une époque où les temps étaient relativement pacifiés. Officiellement, on ne sait pas très bien où ils étaient, probablement de l’autre côté des fossés de la ville entre le palais Cardinal et la porte Brunet. Officieusement, c’est-à-dire pour les vieux Saint-Emilionnais, cela ne fait aucun doute : ils étaient au lieu dit « Les Menuts » parce que Menut, en gascon, signifie « petit » ou « détail » et que c’est le surnom des Cordeliers (les frères mineurs en français). Et les plus anciens vous diront qu’il n’y a pas si longtemps que ça, avant qu’on ne laboure mécaniquement, on voyait encore les restes de l’église sur le terrain qu’occupe maintenant le clos des Menuts.

    Sur cette vue aérienne cliquable, on distingue l’emplacement extra-muros de l’ancien couvent des cordeliers. Source : geoportail / IGN.

    Avec les guerres qui ravageaient la région au XIVe siècle, opposant les rois de France aux Ducs d’Aquitaine, la vie devint rapidement impossible de ce coté-ci des murailles. Lors des terribles affrontements qui opposèrent les seigneurs de Guyenne aux Comtes d’Eu et de Guines en 1337, il est probable que le couvent fut pillé et ruiné une fois de tropCurieusement, Joseph Guadet nous dit que ce sont les magistrats de Saint-Emilion qui ordonnèrent la destruction du couvent. Joseph Guadet, Saint-Émilion, son histoire et ses monuments, deuxième partie, p.67. Voyez la bibliographie. . En 1338, ils obtiennent le droit d’habiter intra-muros, en 1343 le pape leur accorda la permission de transférer le couvent en ville puis en 1383, le roi d’Angleterre leur céda définitivement une parcelle constructible. A partir de ce jour, les Cordeliers ont toujours occupé ce lieu, soit pendant quatre siècles jusqu’à la Révolution de 1789 où ils n’étaient plus alors que quatorzeA la Révolution, l’ordre fut interdit en France. Le bâtiment devint bien national et on dispersa les occupants. Ce n’est qu’en 1850 que l’ordre des Cordeliers fut à nouveau autorisé en France mais personne ne revint réclamer le couvent de Saint-Emilion.. A cet époque, le couvent compte une église, la cour d’entrée, un chai, un cuvier, une cave, un jardin et un corps de logis avec six chambresD’après l’état des biens nationaux du 5 octobre 1790.. En fait, depuis leur entrée en ville en 1338 jusqu’à l’édification du couvent en 1383, les Cordeliers ont toujours occupé le même terrain qui se situe, curieusement, à l’aplomb de leur ancienne installation… mais du bon côté du mur.

    Des bulles sous le cloître

    Avant de rentrer dans l’enclos du cloître, on peut s’attarder quelques minutes devant la porte de leur église. Cette porte s’ouvrait sur la petite place où vous êtes qui était la tête du pont de BravetCaput pontis Braveto, nous renseignent les rôles gascons. En passant par les caves, on nous assure qu’on peut encore voir des arches du pont. et qui se nomme aujourd’hui la place Cap-de-Pont. Il y avait là un bâtiment que les Cordeliers occupèrent le temps que le lieu soit définitivement à eux. En 1338, ils édifient d’abord une chapelle, entre 1343 et 1374 ils s’attaquent au cloître et à une partie du couvent et plus tard, vers 1400, ils transforment la chapelle en l’église actuellement visible. Mais les restes des bâtiments antérieurs sont prisonniers des murs qui se lisent comme un roman architecturalSi vous voulez retrouver les indices des différents bâtiments, voyez Léo Drouyn, Guide du voyageur à Saint-Emilion, p. 132. Voyez la bibliographie..

    Prenez le temps d’examiner le portail. De curieuses têtes joufflues que vous n’aviez pas encore remarquées vont apparaître, des plantes médicinales se dessineront sur les chapiteaux, de gracieuses et fines colonnes toriques En architecture, un tore correspond à une moulure ronde, semi-cylindrique, entourant le pied d’une colonne ou d’un pilier. se ploieront sous vos yeux pour former un tympan ogival. Par contre, vous ne verrez plus ni le bas-relief du tympan ni la rosace du trou béant au dessus, l’un et l’autre ont disparu.

    Entrons par la droite. Vous traversez une place de ferme. Rien de spectaculaire à priori, sinon que sous le sol, à 17 mètres de profondeur, des centaines de bouteilles de Crémant reposent dans le silence des caves. Il est possible de descendre dans ces caves en s’adressant au comptoir dur votre droite qui vend aussi ce crémant que vous pouvez déguster dans le jardin des Cordeliers. C’est en été, à l’ombre des feuillages et face aux ruines, une manière incomparable de s’offrir un moment de luxe pour un moindre prix. Boire ce vin pétillant et bien frais dans un des plus beaux endroits de Guyenne fait voir la vie sous un angle bien agréable. Les panneaux troués disséminés dans le jardin ne servent pas qu’à ranger les bouteilles vides. Ils servent plus utilement sous vos pieds car ils tiennent les bouteilles vieillissantes en cave de la manière la plus pratique qui soit pour les tourner sur elles-mêmes, un remuage quotidien qui assure une bonne effervescence.

    Depuis la fin du XIXe siècle, le cloître est un lieu de rendez-vous mondain privilégié pour se rafraichir avec le « champagne local ».

    Se promener autour du cloître n’est pas toujours possible en raison de consolidation des travaux en cours (depuis longtemps déjà). Le jour de votre visite, nous espérons vraiment que vous aurez l’occasion de flâner entre les fines colonnes géminéesEn architecture « géminé » se dit pour des baies, des arcades ou des colonnes groupées par deux sans être directement en contact. du cloître. Il n’est pas sans rappeler celui de la Collégiale.

    Quelques détails singuliers sont à remarquer :

    • Les colonnes sont monolithes, c’est-à-dire taillées dans une seule pierre du socle au chapiteau. Sur les abaques (la partie supérieure du chapiteau des colonnes) on peut chercher les petits écussons dissimulés que personne ne remarque en général.
    • Le lieu offre un agréable mariage des styles. Les arcs plein cintres réalisés au milieu du XIVe siècle sont de style roman tandis que les arcs en ogive au fond sont d’un style gothique du XVe siècle.
    • La galerie que formait le cloître était couverte d’une charpente. On le sait parce qu’il reste les corbeaux, ces pierres en saillies qui soutenaient les poutres.
    • Cette petite tour pittoresque qui s’élève dans l’angle au fond, c’était le clocher. Elle est là depuis les premiers temps (milieu XIVe) et repose sur deux arcs superposés se coupant à angle presque droit et rajoutant à son aspect fantastique.
    • Le grand escalier que l’on voit au fond à droite est celui par lequel les moines montaient à l’étage où un corridor desservait les cellules. La plus grande était sans doute celle du Gardien (nom donné au supérieur d’un couvent franciscain). On le croit à cause de la belle cheminée ornée de deux dragons portant une couronne.
    • Au milieu, une baie en arc brisée et moulurée accostée à des baies secondaires sur le même modèle marque l’entrée de la salle capitulaire, lieu de réunion de la communauté pour régler les affaires importantes Capitulaire vient du mot latin capitulum, qui veut dire « tête » ou « chapitre »..
    • Les vestiges de l’église, derrière le cloître sont particulièrement pittoresques : le grand arc très pur qui traverse l’église d’un mur à l’autre, des colonnes sans chapiteaux, les fenêtres du fond avec leur élégant remplage gothique aux quatre-feuille, la chapelle latérale avec ses traces de peinturesCes traces sont celles d’une litre de la famille de Gères. Léo Drouyn décrit très bien les armes dans son Guide du voyageur, page 133. Voyez la bibliographie., les niches de l’église et de la chapelle, le chemin empierré qui s’enfonce sous le chœur jusqu’aux caves médiévales.
    • Une niche garnie de consoles près du mur de façade paraît un vestige insolite. En réalité, ce sont les restes d’une armoire à tablettes qui appartenait à l’étage supérieur, aujourd’hui disparu.

    Très étrange photographie du XIXe siècle, presque surréaliste, où un cheval actionne un mécanisme souterrain, sans doute un pressoir, au beau milieu du cloître. Cliché Comte Henri de Lestrange

    Un haut lieu romantique

    Lorsque Saint-Emilion tomba dans l’abandon et que le lierre commença à envahir les ruelles et grimper sur les monuments, le cloître devint le lieu de rendez-vous prisé des amoureux et, les soirs de pleine lune, d’originaux de toute sorte. Cet assemblage de ruines de style gothique (qui promet son lot de vampires et de créatures) avec les ruines romanes (qui abritent l’esprit des dragons et enchanteurs, princesses et chevaliers) a sérieusement stimulé les imaginations. Il faudrait un livre entier pour conter toutes les histoires qui se sont déroulées entre ces murs. Voici la description qu’en donne un auteurMaurice Graterolle, Une ville curieuse, pp. 109-110. Voyez la bibliographie. du XIXe siècle :

    « Un silence lourd et presque effrayant pèse sur ces pieuses ruines qu’habite seul maintenant l’oiseau de nuit. A l’aspect de ces murs croulants, de ces pierres brisées et moussues, de cette végétation capricieuse et sauvage formant au-dessus du cloître un dôme presque impénétrable aux rayons du soleil, le cœur se serre peu à peu malgré lui, et on ne sait quelle mélancolique tristesse vous envahit, comme si l’on était tout à coup transporté dans cette solitude si lugubrement chantée par le prophète des Lamentations. Et cependant il y a une poésie infinie au fond de tout cela ! »

    Gravure de Bertall pour le livre « La vigne autour des vins de France » représentant une famille en visite au couvent des Cordeliers vers 1877.

    En 1831, quand fut créé à l’Opéra de Paris Robert le Diable, un opéra de Giacomo Meyerbeer sur un livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne, on reproduisit le cloître de Saint-Emilion pour y placer la fameuse scène des ruines du couvent de Saint-RosalieA dire vrai, si Emile Prot en est persuadé, Germain Bapst dans son Essai sur l’histoire du théâtre affirme que c’est le cloître de la cathédrale Saint-Trophime d’Arles qui a inspiré ce décor (p. 550). Les deux se ressemblent.. Robert, frère de lait d’Alice qui incarne la pureté, est le fils de Satan et d’une mortelle. Dans le quatrième acte, Satan demande aux nonnes mortes qui ont brisé leurs vœux de sortir de leur tombe. Le succès remporté fut si considérable que l’Opéra de Paris fit fortune. « C’est un art aussi, c’est même un grand art que celui de la décoration ! Croyez-vous que le cloître des nonnes n’ait pas été pour quelque chose dans le succès de Robert le Diable ? », s’enthousiasme Alexandre Dumas dans le sixième chapitre de ses Causeries.

    Symbole romantique, le lieu l’est resté dans l’imaginaire du XXe siècle et, en 1956, Pierre Gaspard-Huit ne manqua pas de faire traverser le cloître par ses acteurs dans La mariée était trop belle avec Brigitte Bardot et Micheline Presle.

    L’autel XVIIIème siècle de la chapelle fut à lui seul l’objet de bien des spéculations romantiques. Identique à l’autel Saint-Nicolas enfoui dans la pénombre de l’église souterraine, on lui donne un sens occulte comme il baigne ici dans une lumière tamisée, les pieds recouverts de mousse. Dans les serpents qui s’échappent en volutes, on a vu tour à tour une invitation lubrique de Mélusine, un tabernacle de rituel pour sociétés secrètes ou encore un laraire d’initiation alchimiqueVoyez par exemple les hypothèses de Gérard de Sède ou François Querre décrites dans leurs ouvrages figurant dans notre bibliographie..

    Combien d’imaginations ces ruines désolées frappèrent de leur sceau ? Peut-être François-René, vicomte de Chateaubriand, figure emblématique du romantisme français. Chateaubriand était l’ami de Raymond de Sèze, descendant d’une vieille famille de Saint-Emilion, un magistrat qui plaida avec courage la défense de Louis XVI devant la Convention.

    S’il n’est pas certain que Chateaubriand mît un jour les pieds dans le cloître, en revanche il est vraisemblable qu’il en connaissait l’existence. Le plus troublant est que, caché dans une petite niche au dessus de l’autel de la chapelle, une main inconnueMaurice Graterolle in Une Ville curieuse, p. 108, y reconnaît une main féminine. a patiemment tracé au XIXe siècle cet extrait du chapitre V du Génie du Christianisme :

    « Sacrés débris des monuments chrétiens, vous ne rappelez point, comme tant d’autres ruines, du sang, des injustices et des violences ! Vous ne racontez qu’une histoire paisible, ou tout au plus que les souffrances mystérieuses du Fils de l’Homme ! Et vous, saints ermites, qui pour arriver à des retraites plus fortunées vous étiez exilés sous les glaces du pôle, vous jouissez maintenant du fruit de vos sacrifices ! S’il est parmi les anges, comme parmi les hommes, des campagnes habitées et des lieux déserts, de même que vous ensevelîtes vos vertus dans les solitudes de la terre, vous aurez sans doute choisi les solitudes célestes pour y cacher votre bonheur ! »

    Ironie de l’Histoire

    Ce couvent est donc un monastère de frères franciscains surnommés « Cordeliers ». Ces Cordeliers représentaient un ordre rival des Dominicains qui bénéficiait eux-aussi d’un surnom « les Jacobins » parce qu’ils avaient installé leur premier couvent parisien rue Saint-Jacques. Les deux ordres se toléraient mais ne s’aimaient guère. Or, en venant s’installer intra-muros , les Cordeliers ne trouvèrent pas mieux que de se coller aux Jacobins. Seule la petite ruelle, la « rulière Gabardèle »Il serait intéressant de connaître l’origine toponymique de Gabardèle. séparait les deux couvents. La chose est suffisamment rare pour être signalée.
    Quatre siècles après ce rapprochement des couvents, donc, nait à Saint-Emilion un petit garçon nommé Marguerite Élie Guadet qui allait prendre les rênes du pouvoir en 1792 et devenir un célèbre révolutionnaire. Elie Guadet faisait partie au début de la Révolution du club des Jacobins, ainsi nommé parce les membres se réunissaient dans le couvent des Jacobins de Paris. Il allait vite entrer en discorde avec un autre mouvement révolutionnaire, le club des Cordeliers, ainsi nommé car les membres se réunissaient dans l’ancien réfectoire du couvent des Cordeliers de Paris. Jacobins et Cordeliers fondèrent divers mouvements qui s’opposèrent longtemps sur les bancs de la convention jusqu’au moment où les Cordeliers provoquèrent la chute du parti de Guadet (les Girondins), instaurèrent la Terreur et traquèrent Elie jusque dans les murs de Saint-Emilion Voyez La Mort des Girondins dans la bibliographie. avant de l’envoyer à la guillotine à Bordeaux le 17 juin 1794. Saint-Emilion a parfois des résonnances symboliques inattendues.

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  • Le Palais impossible

    • Accès : le palais Cardinal est sur la droite au bout de la rue Guadet au niveau du rond-point de la place Bourgeoise.

    Depuis la nuit des temps, on l’appelle le Palais Cardinal et la tradition veut que ce soit Gaillard de la Mothe, neveu du pape soldat Clément V qui se fit construire ce superbe édifice jouxtant ce qui était l’entrée principale de Saint-Emilion. Autrefois, il y a avait sur la droite du Palais une des six portes de la ville, la porte bourgeoise, rasée en 1846 par un coup de folie urbanistique. Gaillard était un cardinal au titre de Sainte Luce, un vrai gascon du début du XIVe, c’est-à-dire un bandit et un pilleur selon le roi de France, un respectable ecclésiastique selon le roi d’Angleterre qui lui offrit l’archidiaconat d’Oxford. C’est lui aussi qui construisit le château de Roquetaillade et posa la couronne pontificale sur la tête du pape Innocent VI en 1352 à Avignon.

    Dans ces circonstances, nul doute qu’un tel personnage, doyen de la Collégiale de Saint-Emilion, ait pu laisser un palais dans la cité en même temps qu’un souvenir durable dans les mémoires. Mais franchement, la réalité de ce que vous avez sous les yeux ne colle pas avec l’histoire communément admise. Menons ensemble l’enquête sur le terrain…

    L’incroyable erreur du panier percé

    Première chose incohérente, les habitants de Saint-Emilion ont passé des années du XIIe siècle à entourer la ville de hautes murailles, à flanquer l’enceinte de tours défensives et à dresser des portes imprenables. Et puis, là, soudain, au beau milieu des fortifications, ils se relâchent. On perfore la muraille de grandes fenêtres avec de fines colonnettes et on perce même une porte en bas, point faible par lequel l’ennemi peut facilement s’introduire dans la cité. Pourquoi se donner tant de mal à protéger tout le tour de la ville pour finalement offrir un mur percé comme du gruyère ici ?

    Sur cette gravure de Léo Drouyn réalisée en 1846, la porte bourgeoise est encore en place et, de l’autre côté, existait toujours la porte décorée du palais. La construction de l’hôtel puis de sa dépendance ont fait disparaître les vestiges.

    Cette question a toujours embarrassé les archéologues. La réponse la plus simple voudrait que les remparts aient été à l’origine d’un seul tenant. Etant donné que les murs de l’enceinte sont probablement du XIIe et que Gaillard de la Mothe est contemporain du début du XIVe siècle, ce dernier a bâti son palais deux siècles après la fortification initiale sur une brèche ou sur un morceau d’enceinte qu’il a détruit lui-même. Explication trop simple et peu convaincante : les XIVe et XVe siècles sont des temps troublés où la priorité défensive est la plus affichée dans l’architecture civile et militaire, cette hypothèse n’explique rien de l’aberration stratégique.

    Autre hypothèse, le palais était là avant que les remparts ne viennent buter contre. Dans la nécessité urgente de fortifier la ville, on aura voulu gagner du temps en englobant le palais dans l’enceinte.

    L’idée est bonne mais une recherche géologique vient contredire cette théorie. En effet, il y a correspondance parfaite entre l’excavation des fossés et l’élévation des murs du palais. Les pierres extraites de la roche face au palais sont celles qui ont servi à le bâtir. Il y a donc de grandes chances pour que le palais fût construit au même moment que furent créés les fossés et les remparts.
    Pour Christain GensbeitelChristian Gensbeiel, maître de conférences en Histoire de l’art médiéval à l’Université de Bordeaux, propos tenus dans le cadre du colloque Ausonius de décembre 2008 ., cela semble d’autant plus certain que le style du palais vient corroborer cette thèse. C’est un style d’une architecture romane bien affirmée et tardive qui daterait du XIIe siècle tout au plus.

    En résumé :
    # On a construit ce palais délibérément à cet endroit au moment où on fortifiait le reste de la cité et pas avant ni après.
    # Gaillard de la Mothe ne peut donc pas en être le promoteur, il n’était même pas encore né.

    Mais alors, c’est quoi cette bâtisse ?

    Difficile à dire. Si elle n’est pas l’œuvre de Gaillard de la Mothe, il n’est même pas sûr qu’elle abritait un cardinal à l’origine. D’ailleurs est-ce bien un palais ? Vu de l’extérieur des remparts, le mur fait penser à celui d’une église et rappelle les « décorations des plus belles absides romanes »Léo Drouyn, Guide du voyageur à Saint-Emilion, p. 26. Voyez la bibliographie.. En le voyant, on pense à la baie de l’église abbatiale de Blasimon à quelques kilomètres d’ici.

    Gageons qu’il s’agit tout de même d’un palais, ou tout du moins d’une luxueuse et confortable demeure. Les preuves de son confort sont cachées dans les sortes de contreforts. Descendez dans les douves, passez votre tête à l’intérieur des pilastres : trois d’entre eux dissimulent des conduits de latrines et témoignent de la présence de nombreux lieux d’aisance. Les indices de son luxe aussi sont dans les proportions : l’emprise du bâtiment correspond à tout l’espace entre les fossés et la petite rue derrière, la partie ruinée sur la gauche fait partie du palais. Luxe dans la décoration aussi : d’élégantes fenêtres élancées, des feuilles soufflées en coquille rehaussant les chapiteaux, une frise soulignant les arcades avec des entrelacs, des zig-zags ou des étoilesCe style tardif roman est peu fréquent dans notre région. Pour la thèse d’un « modèle palatial », voyez Gilles Séraphin, Les Fenêtres médiévales : état des lieux en Aquitaine et en Languedoc, M.S.A.M.F. hors série, 2002, etc.

    Et puis n’oublions pas que ce que l’on voit aujourd’hui, ce n’est jamais qu’une partie. Il semblerait que la partie de gauche possédait une façade semblableLors de l’excursion des sociétés des archives de la Saintonge et de la Gironde le 22 mai 1898, un historien (E. Piganeau ? ) soutient que le Palais Cardinal possédait en 1820 six croisées géminées et non quatre comme aujourd’hui in Bull. Soc. Saintonge, 1899, p. 337., et le tout peut-être même un étage supplémentaire. Les plus hardis avancent que l’on ne voit que la petite façade et que le mur opposé devait être encore plus prestigieux. Pourquoi ? Parce que ce qui est aujourd’hui une impasse était une rue très passante faisant la jonction entre le pont levis et la place du marché (Marcadieu).

    Quant à qui habitait ce palais et à quoi il servait, le mystère reste entier. Certains archéologues, résignés, veulent se rendre à l’évidence : la place qu’occupe le palais est délibérément voulue. Donc, au XIIe siècle, les Saint-Emilionnais désiraient moins défendre leur ville contre les attaques ennemiesNotons cependant la présence d’ébrasements et de ressauts sur les baies du premier niveau permettant de protéger d’éventuels archers postés à l’intérieur. que d’en mettre plein la vue aux passants, aux touristes du moyen-âge, mais aussi aux marchands et seigneurs en transit comme aux pèlerins de Saint Jacques de Compostelle. C’est une manière de revendiquer un territoire par l’esthétique et d’afficher ses limites urbaines. On peut même imaginer que ces ruines sont les vestiges d’une grande salle de château servant à de prestigieuses réceptions (la Aula) à l’instar de la salle dite de l’Echiquier à Caen ou celle disparue du château de LillebonneLamothe fait un rapprochement entre le palais Cardinal et la première mairie de Bordeaux, fin XIIe, bâtiment qui s’étendait lui aussi sur les remparts entre la tour Saint-Eloi et celle du Cahernan. Bulletin du Comité historique des arts et monuments, tome III, 1852, p. 39..

    ((/public/cardinal2.png|La Salle Aulique de Villebonne|L|La Salle Aulique de Villebonne, janv. 2009))

    La salle de réception de Lillebonne aujourd’hui disparue. Sur cette gravure de 1822 parue dans le Architectural Antiquities of Normandy de J. S. Cotman on retrouve ce désir de monumentalité présent dans le palais cardinal.

    Ceux qui voient dans Saint-Emilion une cité empreinte d’orient et influencée par la chevalerie retournant des croisades, un nom est avancé du bout des lèvres pour remplacer Gaillard de la Mothe… Hélie de Malemort, descendant d’une famille de croisés et archevêque de Bordeaux de 1188 à 1207. En ce cas, le palais ne serait pas cardinal mais archiépiscopal et la ville de Saint-Emilion aurait eu à cette époque de l’histoire un rôle plus important encore qu’on ne le croyait.

    ((/public/guide.png|Le Guide de Saint-Emilion|L|Le Guide de Saint-Emilion, juil. 2009))

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